
Manuel Valls présente en conseil des ministres ce jeudi 19 mars un projet de loi renseignement qui prévoit la création d’un algorithme de détection des comportements suspects sur Internet. Faut-il déjà crier au loup ?
Les chiens aboient, la caravane fait du surplace. Pas encore présenté en conseil des ministres (il le sera demain, jeudi 19 mars), le projet de loi renseignement semble déjà voué aux gémonies. Comme la loi de programmation militaire (décembre 2013) ou la dernière loi antiterroriste de Bernard Cazeneuve (novembre 2014) avant lui. L’arsenal « antiterro » a ceci de particulier qu’il s’accompagne invariablement d’une présomption de culpabilité quant à ses intentions.
Il faut dire que le mode opératoire peut interpeller : des sources gouvernementales jurent main sur le cœur « [qu’il] ne s’agit pas d’une loi d’affichage, mais de l’aboutissement d’une réflexion vieille de dix ans ». Pourtant, le texte, porté à bras-le-corps par Manuel Valls, sera examiné selon la procédure d’urgence (une seule lecture devant l’Assemblée nationale et le Sénat), pour une adoption programmée d’ici l’été. L’issue des débats est prévisible : l’UMP a d’ores et déjà fait savoir qu’elle voterait le projet de loi en l’état.
Pour anticiper les froncements de sourcils, le gouvernement a affûté ses éléments de langage. « Le renseignement doit être considéré comme un service public » ; « Il ne doit plus y avoir de zone grise » ; « Le secret de la défense nationale, ce n’est pas l’absence de contrôle et l’arbitraire » ; depuis le début de la semaine – et les premières fuites dans la presse – les cabinets ministériels mettent un point d’honneur à clarifier leurs – bonnes – intentions (...)
Un algorithme pour les détecter
Dans cet arsenal de paroles rassurantes, une disposition a de quoi réveiller la brigade Pré-Crime de Minority Report, la nouvelle de Philip K. Dick : le gouvernement veut installer « une boîte noire dans les équipements de réseau » pour « détecter automatiquement une succession suspecte de données de connexion ». En des termes moins châtiés, cela revient à mettre au point un algorithme capable de détecter les signaux faibles. (...)
Le gouvernement assure qu’un tel outil de précognition ne visera que les métadonnées (l’heure à laquelle une cible s’est connectée à tel ou tel site web), pas les contenus. Il ne devrait donc pas être question de scanner tous nos emails à la recherche de mots suspects comme « bombe » ou « kalachnikov », sur le modèle américain.
Les ministères concernés jurent d’ailleurs « [qu’il] ne s’agit pas d’un PRISM à la française », du nom du programme omniscient et traumatique mis au jour par Edward Snowden. (...)
ils ne pratiqueront pas le chalutage massif pour ensuite affiner leurs recherches.
(...)
Seule certitude : les intermédiaires techniques seront soumis au secret, sur le modèle des National Security Letters américaines. Cette disposition du Patriot Act autorise les services de renseignement à réclamer des informations nominatives à des FAI sans que ceux-ci puissent révéler l’existence d’une telle requête. En 2013, une juge fédérale californienne a prononcé son inconstitutionnalité.
Pour l’heure, seuls les opérateurs télécom français ont été sollicités par le gouvernement pour entamer des négociations autour du mystérieux algorithme, et l’incertitude règne autour de la collaboration des géants du Web. (...)
Du terrorisme au pré-terrorisme
Au-delà de ses contours techniques, cette mesure introduit une rupture sémantique importante : elle entérine le délit de pré-terrorisme, fondé sur une présomption de culpabilité, qui abaisse considérablement le seuil de la détection. Dans un récent entretien, le philosophe italien Giorgio Agamben nous expliquait « les dispositifs de sécurité ont d’abord été inventés pour identifier les criminels récidivistes [...] Ils servent à empêcher leur deuxième coup mais pas le premier. Or le terrorisme est par définition une série de premiers coups, qui peuvent frapper n’importe quoi et n’importe où ». Face à la prolifération de « loups solitaires » et d’individus « autoradicalisés » (la terminologie en vigueur depuis Mohamed Merah), le gouvernement voudrait donc punir les intentions autant que les crimes. Comme pour dire : « Vous n’avez pas commis d’actes terroristes, mais vous auriez pu passer à l’acte. »
Mis en évidence pendant l’affaire de Tarnac, le délit de pré-terrorisme a aussi son versant djihadiste. Physicien au Centre européen de recherche en nucléaire (CERN), Adlène Hicheur a été condamné en mai 2012 à quatre ans de prison ferme, avant d’en sortir quinze jours plus tard (il avait déjà passé deux ans et demi en détention préventive). Son crime ? Avoir évoqué par mail des projets d’attentat avec un mystérieux « Phoenix Shadow » rencontré sur un forum. Selon la DCRI, il était sur le point de poser une bombe contre le 27e régiment de chasseurs alpins d’Annecy. Lors de son procès, quelques jours après les attaques meurtrières de Merah, son avocat, Me Baudouin a invoqué une menace fantôme : « Le fait d’avoir tenu ces propos est-il suffisant pour une qualification pénale ? C’est toute la question. » Il faudra probablement la poser à nouveau.