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Basta !
Répartir équitablement le travail, mais aussi les revenus : l’utopie d’une ferme devenue réalité
Article mis en ligne le 1er juillet 2018
dernière modification le 30 juin 2018

Ils savaient que c’était possible, alors ils l’ont fait : créer une ferme, entre copains, qui génère dix salaires sur une surface qui n’en dégageait qu’un auparavant. Maraîchage, élevage, fabrication de fromage et de pain, brassage de bière… décisions, organisation, répartition équitable du travail et des richesses, tout se fait en commun à la ferme de la Tournerie, dans le Limousin. Un reportage de notre partenaire L’Âge de faire.

Tout a commencé par un "chiche" de fin de soirée
Nous sommes à la ferme de la Tournerie, à 50 km au sud de Limoges. Voilà bientôt trois ans que dix copains, originaires du Nord-Pas-de-Calais pour la plupart, se sont installés sur cette terre aux confins de la Haute-Vienne, de la Corrèze et de la Dordogne. Un territoire « hyper-accueillant, où l’on ne te fait pas sentir que tu n’es pas d’ici », disent-ils. Les copains ne sont pas venus faire du tourisme : « Ici, il n’y a pas de galère d’eau, le sol est suffisamment riche pour pratiquer toutes nos activités, et le prix des terres est bas. » Leur projet dans la valise, ils ont sillonné le Limousin pendant un an avant d’arrêter leur choix sur la Tournerie, 83 hectares auparavant dédiés à l’élevage bovin.

Aujourd’hui, ils y font pousser des légumes, paître vaches, y élèvent chèvres et cochons, y fabriquent des produits laitiers, de la bière et du pain. « La première réunion où l’on a évoqué le projet, c’était en 2010 », explique Thomas G. Plutôt que de réunion, il s’agissait en fait d’une fin de soirée entre étudiants ingénieurs agricoles, à Lille. Un « chiche ! » entre amis qui partagent une même passion pour l’agriculture et une même façon d’envisager sa pratique : paysanne, bio, et suffisamment rémunératrice pour ne pas devenir esclaves du travail. Pour « montrer que c’est possible », mais aussi, « avant tout, pour s’installer entre potes », souligne Thomas G. « Le projet, d’emblée, était collectif. C’est un projet de vie qu’on a monté ensemble », nous dira plus tard Charline, qui ce matin récolte les carottes. Pendant ce temps, Hélène sort les vaches, Alexis retape le nouveau fournil, Julien fait chauffer un mélange d’eau et de malt d’orge, Thomas B. répare un tracteur tandis que Maxime et Clémence moulent des fromages, épaulés par Émilien, en stage.

« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »(...)

Un seul Gaec pour toutes les activités, qui compte autant de membres que de cogérants, et qui rémunère ses membres sur un compte commun. Indivision et solidarité, c’est la règle, autant dans le travail qu’en dehors : « On ne regarde pas les dépenses de chacun, tout le monde paie les cigarettes, les sorties, les habits des autres », affirme Joséphine. « Quand je vais faire une livraison, je n’ai pas l’impression de vendre la bière de Julien, le pain d’Alexis ou la viande de Clémence. Je vends les produits de notre ferme », complète Charline.

« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » : la vieille utopie socialiste fonctionne, du moins à la Tournerie. En ce qui concerne les besoins, « chacun dépense selon ses envies en prenant dans le compte commun, explique le plus simplement du monde Clémence. Au début, tu te demandes si tu n’abuses pas, chaque fois que tu fais une dépense personnelle. Et puis après, ça roule ! Au quotidien, ça enlève une gestion énorme, et puis tu te prends pas la tête pour savoir qui va payer la tournée ! » sourit-elle.

L’utopie ne s’improvise pas
Mais l’utopie ne s’improvise pas. Entre le « chiche ! »de fin de soirée et la création du Gaec, cinq ans plus tard, le groupe n’a pas écouté pousser les fleurs. La première étape a consisté à se forger des expériences personnelles en dehors du groupe, pour que chacun enrichisse sa vision du métier et des organisations agricoles. La deuxième étape, essentielle, a consisté à expérimenter le projet à petite échelle : en 2013, le groupe s’installe en collocation dans la région, et débute les productions en petites quantités. (...)

En parallèle de la réflexion sur le modèle économique, le projet communautaire est testé. Il y a les nombreuses réunions, où le groupe s’assure d’être sur la même longueur d’ondes en matière de rapport au travail, de rapport à l’argent. Il y a aussi l’expérimentation pratique(...)

Une autre étape décisive a été l’accès au foncier agricole. « On a eu de la chance. Les cédants nous ont attendus, alors qu’ils auraient pu vendre plus rapidement à l’agrandissement des agriculteurs voisins », explique Thomas G. Le groupe a mis un an à collecter les trois-quarts des 300 000 euros nécessaires à l’achat des terres, sous forme de souscriptions à la foncière Terre de liens, épaulée par les bénévoles de l’association locale. La foncière a ajouté le quart restant et acheté les 83 hectares qu’elle loue aujourd’hui aux jeunes agriculteurs. Quant aux bâtiments d’habitation, ils ont été acquis pour la somme de 300 000 euros par une société civile immobilière (SCI) créée par le groupe d’amis, aidés par leurs familles respectives. Dix « dotations jeunes agriculteurs » (DJA) (des aides à l’installation)n ont permis, en complément des emprunts, d’investir les 450 000 euros nécessaires au démarrage de la production. Nous sommes en 2015. Il n’y a plus qu’à...

Une ferme autonome où tout est lié(...)

Depuis le début du projet, la communauté a décidé d’être accompagnée par un animateur en communication non violente, qui donne notamment « des clés pour comprendre les dynamiques du groupe et les mécanismes du conflit ». Actuellement, le groupe réfléchit à l’assouplissement du principe du compte commun. C’est Maxime qui a amené le sujet sur le tapis. Jeune marié, il s’investit aussi dans le projet économique de sa femme, qui importe du café péruvien, et doit pourvoir prioritairement aux besoins de sa belle famille, restée au Pérou. Pour le groupe comme pour Maxime, il a été décidé que le mieux était qu’il fasse compte à part.

« La question ne concerne pas que Maxime : on a des modes de vie qui s’écartent un peu, certains veulent lever le pied au niveau du travail, d’autres ont des projets d’habitation avec des conjoints extérieurs au groupe... Le groupe doit s’adapter aux évolutions personnelles pour que tout le monde se sente bien, analyse Clémence. En même temps, nous devons trouver les solutions pratiques pour que ça ne devienne pas une usine à gaz et que ça ne désorganise pas le groupe. » Le plus important pour y parvenir ? « Garder notre état d’esprit », répond-elle sans hésiter. Les meilleurs ingénieurs sont sûrement, comme les copains de la Tournerie, ceux qui savent que tout repose, finalement, sur l’humain.