En transformant des particuliers possédant un véhicule en chauffeurs occasionnels sans statut, la société Uber n’a pas seulement suscité la fureur des taxis professionnels : son nom symbolise désormais le lien entre nouvelles technologies et précarisation. Le succès des géants de la Silicon Valley s’accompagne en effet d’une vague de déréglementations.
Et si les dirigeants politiques reprenaient la main ?
Voici près de dix ans que nous sommes otages de deux bouleversements. Le premier est le fait de Wall Street ; le second, de la Silicon Valley. L’un et l’autre se complètent à merveille dans le numéro du mauvais et du bon policier : Wall Street prône la pénurie et l’austérité ; la Silicon Valley exalte l’abondance et l’innovation.
Premier bouleversement : la crise financière mondiale, qui s’est soldée par un sauvetage du système bancaire, a transformé l’Etat social en un champ de ruines. Le secteur public, ultime rempart contre les avancées de l’idéologie néolibérale, en est sorti mutilé, voire totalement anéanti. Les services publics ayant survécu aux coupes budgétaires ont dû augmenter leurs tarifs ou se sont vus contraints d’expérimenter de nouvelles tactiques de survie. Certaines institutions culturelles ont ainsi dû, faute de mieux, faire appel à la générosité des particuliers en recourant au financement participatif : les subventions publiques ayant disparu, elles n’avaient plus de choix qu’entre le populisme de marché et la mort.
Le second bouleversement, à l’inverse, est plutôt bien vu. Dans ce cas, où il s’agit de tout numériser et de tout connecter à Internet — phénomène parfaitement normal, à en croire les investisseurs capitalistes —, les institutions doivent choisir l’innovation ou la mort. La Silicon Valley nous assure que la magie de la technologie va tout naturellement se glisser dans le moindre recoin de notre vie. A l’entendre, s’opposer à l’innovation reviendrait à renoncer aux idéaux des Lumières. Dirigeants de Google et de Facebook, MM. Larry Page et Mark Zuckerberg seraient les Diderot et les Voltaire de notre temps — réincarnés en entrepreneurs technophiles et asociaux.
Mais il s’est produit cette chose étrange : nous en sommes venus à croire que le second bouleversement n’avait rien à voir avec le premier. Ainsi a-t-on pu relater l’essor des cours en ligne (les MOOC : massive open online courses) sans évoquer les réductions budgétaires qui, dans le même temps, frappaient les universités. Non, la fièvre des MOOC n’était que la conséquence naturelle de l’innovation promue par la Silicon Valley ! Les hackers, devenus entrepreneurs, se sont mis en tête de « bouleverser » l’université comme ils avaient auparavant bouleversé les domaines de la musique et du journalisme.
De la même façon, on fait comme s’il n’existait aucun lien entre, d’une part, la multiplication des applications conçues pour suivre notre état de santé et, d’autre part, les problèmes qu’une population vieillissante, souffrant déjà d’obésité et d’autres maladies, pose à un système de santé fragilisé (...)
Or il faut souligner que ces deux phénomènes sont entrelacés, et que la toile de fond de l’évangile de l’innovation n’est guère reluisante. (...)
Jamais il n’a été aussi simple d’acheter des services et des produits : nos smartphones s’en chargent à notre place. Bientôt, nos cartes d’identité pourront faire la même chose (...)
Des problèmes qui ne se posent pas
Pour la Silicon Valley, il n’y a là rien d’autre qu’un renouvellement technologique. Il s’agit de « bouleverser » l’argent liquide. Si cette explication peut satisfaire, voire attirer entrepreneurs et capital-risqueurs, pourquoi tout le monde devrait-il l’accepter sans discussion ? Il faut être totalement aveuglé par l’amour de l’innovation — la vraie religion de notre temps — pour ne pas voir son véritable prix (...)
C’est ce qu’ont compris les chauffeurs de taxi confrontés à la montée en puissance d’Uber, une entreprise qui propose à des particuliers recherchant un complément de revenu de transformer leur véhicule en taxi et de les connecter avec des clients. Pris à la gorge, les professionnels ont protesté. Comme les autorités de régulation, de l’Inde à la France, s’attaquaient à Uber, la société californienne s’est lancée dans une opération de séduction. Ses patrons, que l’on a connus si virulents et sourds aux critiques, clament désormais haut et fort qu’il faut réguler le secteur. Ils semblent aussi avoir compris pourquoi leur entreprise est une cible facile : ses pratiques sont tout simplement trop ignobles. L’hiver dernier, sous le feu nourri des critiques, Uber a dû renoncer à faire payer aux clients des tarifs exorbitants lorsque la demande augmentait en période de pointe. Mais ce n’est pas tout. Dans un génial coup publicitaire, elle a aussi proposé à l’un de ses plus farouches adversaires, la ville de Boston, d’accéder au trésor que constituent les données (anonymisées) relatives aux itinéraires, pour l’aider à limiter les embouteillages et à améliorer l’aménagement urbain. C’est bien entendu une pure coïncidence si l’Etat du Massachusetts, où se trouve Boston, a récemment reconnu les plates-formes de partage de taxis comme un moyen de transport légal, éliminant par là même l’un des principaux obstacles auxquels Uber faisait face...
Uber s’inscrit dans le sillage de start-up plus modestes qui rendent leurs données accessibles aux urbanistes et aux municipalités, ces dernières étant ravies d’affirmer qu’avec ces informations, l’aménagement urbain deviendra plus empirique, plus participatif, plus innovant. (...)
Le fait qu’Uber apparaisse comme un réservoir de données indispensables aux urbanistes est tout à fait conforme à l’idéologie solutionniste de la Silicon Valley, qui consiste à régler d’urgence par voie numérique des problèmes qui ne se posent pas, ou pas en ces termes. Comme les entreprises de technologie ont accaparé l’une des plus précieuses ressources actuelles, les données, elles ont pris l’ascendant sur des municipalités aussi dénuées d’argent que d’imagination, et peuvent se poser en sauveurs bienveillants des ternes bureaucrates peuplant les administrations.
Le problème est que les villes qui font ami-ami avec Uber risquent de développer une dépendance excessive à ses flux de données. Pourquoi accepter que l’entreprise devienne l’intermédiaire unique en la matière ? Au lieu de la laisser aspirer la totalité des informations relatives aux déplacements, les villes devraient chercher à obtenir ces données par leurs propres moyens. (...)
La vision d’Uber apparaît désormais clairement : vous lancez l’application sur votre téléphone et une voiture vient vous chercher. Dire que cela ne traduit pas une imagination débordante serait très en deçà de la réalité. Cette approche fonctionne aux Etats-Unis, où l’on ne marche guère et où les transports publics sont la plupart du temps inexistants. Mais pourquoi ce modèle devrait-il être repris dans le reste du monde ? Ce n’est pas parce que la marche ne rapporte rien à Uber qu’il faut exclure ce mode de transport. La critique du solutionnisme s’applique ici parfaitement : non seulement celui-ci donne une définition trop étroite des problèmes sociaux, mais il le fait d’ordinaire en des termes qui profitent avant tout aux concepteurs de la « solution ». (...)
Ce n’est pas parce qu’Uber vient de Californie, région connue pour la piètre qualité de ses transports publics, que l’on doit croire que les véhicules individuels à moteur sont l’avenir des transports. C’est malheureusement ce qui pourrait arriver à cause de la baisse des investissements dans les infrastructures publiques. La solution serait de les rétablir et, pour cela, de combattre les politiques de coupes budgétaires.