Avec l’émergence de la crise des dettes souveraines en Europe au printemps 2010, le mot « ordolibéralisme » a fait — ou plus précisément refait — surface dans le discours public. En cause, le vif engouement des autorités allemandes, et du ministre des Finances Wolfgang Schäuble en particulier, pour des principes connus pour être fondamentalement ordolibéraux : la rigueur budgétaire et une gouvernance strictement attachée aux règles. De même, bien que leur champ d’action s’étende largement au-delà des frontières allemandes, les institutions européennes sont, elles aussi, considérées comme un pur produit de la pensée ordolibérale, notamment en raison du label « Made in Germany » qu’on leur a légitimement attribué.
L’ordolibéralisme est la branche allemande de ce que l’économiste et historien Philip Mirowski a appelé la « pensée collective néolibérale ». Les multiples ramifications de cet arbre généalogique incluent la section de l’École autrichienne de Friedrich Hayek, l’École de Chicago de Milton Friedman et l’École du Choix Public de Virginie, ou « économie constitutionnelle », menée par James Buchanan et Gordon Tullock. Les ordolibéraux doivent leur nom au journal Ordo, fondé en 1848 par les économistes de l’École de Fribourg, Walter Eucken et Franz Böhm. Cependant, la sensibilité intellectuelle ordolibérale n’a pris corps que dans les années 1930, se nourrissant du travail de Wilhelm Röpke, Alfred Müller-Armack et Alexander Rüstow, parmi d’autres.
Bien que la doctrine ordolibérale ait été largement reconnue comme la principale source d’inspiration de « l’économie sociale de marché » de l’Allemagne d’après-guerre — et ainsi comme une influence majeure sur Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, les deux premiers chanceliers de la République fédérale d’Allemagne — sa marque, pourtant durable, dans les prises de décisions politiques a longtemps été maintenue dans l’ombre par la prééminence du Keynésianisme jusqu’au milieu des années 1970 et, après cela, par d’autres courants de la pensée néolibérale, particulièrement ceux de Hayek et Friedman. Comment comprendre et analyser la récente résurgence de l’ordolibéralisme, à la fois en Allemagne et dans l’Union européenne ? Quelles sont les caractéristiques distinctives de la branche ordolibérale du néolibéralisme ? Ce sont les questions que nous avons posées à Thomas Biebricher, dont le travail explore l’éventail des formes que revêt le néolibéralisme en se concentrant sur le grand frère allemand de la famille néolibérale, l’ordolibéralisme. (...)
Thomas Biebricher Le néolibéralisme, dans toutes ses variantes, est une réponse à une crise pluridimensionnelle — la crise de ce qu’on appelle aujourd’hui dans le contexte anglo-américain le « libéralisme classique ». Je crois que, très tôt, quand le mouvement néolibéral n’en était qu’à ses prémices, il y a eu un large consensus entre les discours produits par les ordolibéraux et certains des premiers néolibéraux. Selon eux, au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le libéralisme s’est égaré : sa doctrine était soit appauvrie — réduite à des slogans tels que laisser-faire —, soit dénaturée — conduisant les libéraux à faire alliance avec les forces progressistes, voire social-démocrates. Les premiers néolibéraux ont vu cet appauvrissement et cette distorsion de la doctrine libérale comme un problème majeur, notamment du fait de sa persistance dans la première moitié du vingtième siècle. Le néolibéralisme est ainsi apparu comme une réponse à la crise du libéralisme, afin d’éviter notamment toute alliance entre libéraux et progressistes.
D’autres facteurs entrent en jeu dans la crise du libéralisme : d’abord, il a eu la Première Guerre mondiale, qui a vu le monde bourgeois et libéral s’effondrer après avoir prospéré pendant une centaine d’années — l’ère que Karl Polanyi décrit dans La Grande Transformation. Après la Grande Guerre, le monde a évidemment connu toutes sortes de problème économiques, dont la Grande Dépression, qui a porté un coup majeur aux idées libérales apologistes des marchés financiers et placé leurs hérauts sur la défensive. Au même moment, le Keynésianisme était en pleine expansion, notamment en réaction à la Grande Dépression, tandis que les États-Unis expérimentaient le New Deal qui a constitué un pas décisif dans le développement de l’État providence américain. En parallèle, toujours dans les années 1920 et 1930, les régimes autoritaires — du communisme soviétique au national-socialisme — connaissaient une forte progression.
Quand on observe le paysage global dans lequel elle a émergé, « la crise du libéralisme » révèle des syndromes très complexes. Aussi tous ces éléments mis ensemble — de graves facteurs inhérents à la doctrine libérale elle-même, autant que d’importants facteurs qui lui étaient extérieurs — ont-ils conduit à la formulation d’un projet néolibéral, qui n’était pas supposé être une restauration du libéralisme classique, mais une modernisation des principes libéraux et, dans ce sens, un libéralisme littéralement nouveau : un néo-libéralisme. (...)