
Dans l’Etat indien du Madhya Pradesh, un syndicat de femmes a lancé en 2011 une expérience-pilote de revenu inconditionnel. La somme versée ne suffit pas pour se passer d’emploi, mais favorise les initiatives individuelles ou collectives, et permet de mieux vivre.
(...) A Panthbadodiya, une expérience-pilote pourrait changer significativement les conditions de vie des pauvres, ainsi que l’approche de la lutte contre la pauvreté. Le village participe au projet de revenu inconditionnel (Madhya Pradesh Unconditional Cash Transfer Pilot Project) conduit par l’Association des travailleuses autonomes (Self Employed Women’s Association, SEWA), un syndicat qui défend depuis quarante ans les femmes à bas revenus en Inde, avec des subsides du bureau indien du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef). « L’expérience consiste à regarder ce qui se passe dans ces familles si cette somme est donnée inconditionnellement », explique Sarath Dewala. Sourire lumineux dans une barbe grisonnante, le directeur de recherche précise les fondements de l’étude : « Il s’agit de procurer aux individus une somme d’argent, modeste mais régulière, en liquide, en supplément à toute forme de revenu. » (...)
Pendant dix-huit mois, Dewala et son équipe ont étudié les effets d’un revenu minimum mensuel attribué à quatre mille individus consentants dans huit villages, sans conditions de salaire, d’emploi, de caste, de sexe ou d’âge, et en leur laissant le libre usage de cet argent. Les adultes se sont vu attribuer chaque mois, en plus de leurs aides sociales, 200 roupies (2,70 euros). Une somme de 100 roupies par enfant est distribuée à la mère. Parmi ces villages-tests, quatre avaient reçu l’appui de la SEWA pendant plusieurs années : organisation de groupes de parole, de coopératives d’épargne (4), prêts bancaires, cours de gestion financière, accompagnement auprès des pouvoirs locaux… Douze autres villages, dans lesquels l’allocation n’est pas distribuée, servent de témoins pour l’étude comparative. L’initiative, qui fait suite à une autre conduite par la SEWA en milieu urbain dans un quartier de l’est de New Delhi, est le premier projet de recherche appliquée sur le revenu inconditionnel en Inde. L’hypothèse testée : le versement direct d’argent induit un changement des comportements qui se traduit par une amélioration des conditions de vie des familles, en particulier dans la nutrition et la santé des enfants. (...)
Trois études — la première au début de l’expérience, la deuxième au milieu et la dernière à son terme — en ont confirmé les effets. Dans les villages bénéficiaires, les gens ont dépensé davantage pour acheter des œufs, de la viande et du poisson, ainsi que pour les traitements médicaux. Les résultats scolaires des enfants se sont améliorés dans 68 % des familles, et leur temps de présence à l’école a pratiquement triplé. L’épargne a également été multipliée par trois, et deux fois plus de personnes ont pu démarrer une nouvelle activité. (...)
« Les femmes n’ont plus peur. Elles deviennent indépendantes, gèrent de l’argent, font des projets. Dans plusieurs villages, elles ont contraint le landlord à augmenter leur salaire. » Après avoir travaillé vingt ans dans une usine de fabrication de beedies (cigarettes), cette militante de la SEWA intervient dans près de trois cents villages. Certaines représentantes syndicales organisent dans leur district des communautés regroupant jusqu’à soixante-quinze mille ouvrières. « Nous voulons montrer que si un syndicat gère l’argent, il sera mieux distribué. Que quand on prend soin des gens, on peut réussir », dit-elle. Dewala renchérit : « Le point crucial que nous voulons démontrer, c’est que l’existence d’un corps de la société civile fait toute la différence. »
A l’origine du projet, il y a une réflexion sur l’échec des politiques publiques de lutte contre la pauvreté. La Commission du plan estime que seules 27 % des dépenses atteignent les personnes à bas revenus (5). Les travailleurs du secteur informel, qui constituent 90 % des actifs, restent privés de toute protection sociale. Le versement direct d’espèces permet d’éviter les nombreuses fuites et la corruption des intermédiaires. (...)
Le projet a en tout cas éveillé l’intérêt des autorités. Devant ses résultats enthousiasmants, l’Etat du Madhya Pradesh a demandé à ce que la SEWA y intègre un village tribal isolé, et l’Unicef a accepté de le financer pendant six mois supplémentaires (de juin à décembre 2012), en augmentant l’allocation mensuelle à 300 roupies par adulte et 150 roupies par enfant. De son côté, le gouvernement fédéral de M. Manmohan Singh a créé la surprise en annonçant en novembre 2012 une refondation de l’aide aux familles pauvres, baptisée India’s Cash Transfer for the Poors. Dès le 1er janvier 2013, vingt-neuf programmes ont été convertis en argent versé sur des comptes bancaires, d’abord dans vingt districts répartis dans seize Etats. A partir de juin, ce sera dans l’ensemble du pays. Un tournant inspiré par le succès du programme Bolsa Família (« Bourse familiale ») au Brésil, qui a permis de sortir douze millions de familles de la pauvreté, et fortement contribué au développement du pays… ainsi qu’à la réélection en 2006 du président Luiz Inácio Lula da Silva. (...)
Le projet ne va pas sans poser quelques questions. Au sujet des services publics, d’abord : « Avec plus d’argent, les gens ont tendance à se tourner vers les services privés, qui ne sont pas forcément meilleurs, mais qui font du marketing, constate Mme Jabhvala. Au Madhya Pradesh, l’école est désastreuse. L’Etat doit continuer de s’engager pour améliorer ses prestations en matière d’éducation et de santé. » La logistique des comptes bancaires, ensuite. Pour lutter contre la corruption, le gouvernement prévoit de mettre en place un programme d’identification biométrique et de délivrer à chaque bénéficiaire un numéro d’identification à douze chiffres. Actuellement, seules deux cent vingt-deux millions de personnes disposent de ce numéro d’identification, qui pourrait en concerner sept cent vingt millions (9). Si l’argent n’arrive pas à temps et avec régularité aux destinataires, la grande révolution annoncée par le gouvernement pourrait être un échec cuisant. « Le gouvernement s’apprête à commettre une erreur, s’inquiète Standing. L’argent doit être distribué en main propre, en attendant que le système bancaire se mette en place progressivement. » Par ailleurs, les banques sont réticentes à coopérer avec cette masse de gens insolvables, fait-il remarquer. (...)