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Libération
Reworld : « Un conseil : ne bossez jamais pour eux »
Article mis en ligne le 12 octobre 2018

Le groupe de presse, méprisé par le milieu pour son exploitation de marques à des fins purement publicitaires, s’apprête à acquérir les titres de Mondadori, comme « Grazia » et « Sciences & Vie », devenant le premier éditeur de magazines en France.

La page d’accueil du site internet est tellement caricaturale de « l’esprit start-up » qu’on pourrait la croire rédigée par le Gorafi. Le slogan est à l’américaine : « Influence, engage, amplify. » La mission autoproclamée s’affiche dans un franglais obscur d’école de marketing de seconde zone : « Un moteur, l’innovation média. Une solution globale intégrée, Branding et Performance. Un objectif, la conversion pour les annonceurs. » Et la proclamation d’identité, en lettres capitales, ne s’affiche pas dans notre langue, tellement ringarde pour une entreprise aux ambitions globales : « WE ARE REWORLD MEDIA. » (...)

Reworld Media ? Derrière ce nom se trouve un groupe méprisé par le monde de la presse et du journalisme malgré son chiffre d’affaires de 185 millions d’euros en 2017 - et son résultat net positif de 1,8 million d’euros, faiblard mais notable dans un secteur sinistré. Relancée en 2012 après son rachat par un duo d’entrepreneurs d’Internet, Pascal Chevalier et Gautier Normand, cette drôle de boîte a repris au fil des années des magazines poussiéreux et promis de leur donner une deuxième vie en les « digitalisant ». Ses « fleurons » se nomment Marie France, le Journal de la maison, Auto Moto, Pariscope ou Be (les deux derniers ont cessé de paraître en version papier). Pas de quoi en faire un grand acteur des médias. Mais Reworld est sur le point de changer de dimension en avalant des dizaines de journaux puissants, comme Auto Plus, Grazia, Biba, Modes & Travaux, Closer, Télé Star, Dr Good ou encore Sciences & Vie. Tous ces titres appartiennent pour l’instant à la filiale française de l’italien Mondadori, l’un des plus gros éditeurs européens. Le 27 septembre, Reworld et lui sont entrés en négociations exclusives pour la vente de ces magazines, dont le groupe transalpin souhaite se débarrasser depuis des mois. (...)

Dans une lettre ouverte adressée le 3 octobre à l’actionnaire de Mondadori, qui n’est autre que la famille Berlusconi, l’intersyndicale dénonce un « abandon » et dit sa « colère » face à la perspective de cette vente, qu’elle prie sa direction d’abandonner.

« C’est la mort »
Pourquoi tant de défiance ? Elle tient à l’affreuse réputation de Reworld dans le milieu de la presse. (...)

« Un conseil : ne bossez jamais pour eux », nous avertit l’ancien rédacteur en chef d’un magazine de Reworld (sous couvert d’anonymat, comme tous nos témoins, qui ont signé des accords de confidentialité en quittant l’entreprise). « Reworld, c’est la mort, poursuit le même, viré il y a quelques mois. Il n’y a aucune reconnaissance là-bas, aucun respect. Je ne connais personne qui est heureux d’y travailler. » (...)

Le business model du duo est simple : il capitalise sur la notoriété et l’audience de la marque de presse rachetée à vil prix pour s’en servir ensuite comme support publicitaire en France et à l’étranger, d’où vient plus de la moitié des revenus. La force de la boîte est sa connaissance du monde numérique, sa capacité à animer des communautés en ligne et à vendre ces audiences aux annonceurs. Au sein du groupe, une filiale de marketing en ligne, Tradedoubler, qui assure plus de la moitié des revenus. Le fait d’agréger des magazines les uns aux autres renforce la puissance de Reworld grâce au croisement des données dont chaque titre dispose.

Toutes les sources que nous avons interrogées décrivent le même processus de reprise en main. Dès que Reworld s’installe entre les murs d’un magazine, les titulaires d’une carte de presse sont d’abord fortement incités à quitter l’entreprise. A « prendre la clause », comme on dit dans la profession, en vertu du dispositif permettant de démissionner avec des indemnités après un changement d’actionnaire. « On m’a fait comprendre qu’il fallait faire partir les gens, les pousser dehors. Ils ne cherchent pas des personnes ayant un style ou un point de vue », raconte un ancien responsable. Un autre confirme : « Ma première mission a été de convaincre un maximum d’employés de s’en aller." (...)

Peu à peu vidées des reporters, maquettistes, éditeurs et iconographes, les rédactions façon Reworld doivent tourner avec une poignée de salariés permanents, souvent moins d’une dizaine. Le serrage des coûts fixes, qui fait grossir les marges, est au cœur de la stratégie de Reworld, cotée en Bourse. Et les principaux cadres de la boîte, à qui sont distribuées des actions gratuites, sont récompensés de leur loyauté.

Concours labellisés
La conséquence logique de cette gestion sociale est l’externalisation de la « production ». Pour remplir les magazines et les sites internet afférents, des pigistes sont payés sous le statut d’autoentrepreneur. (...)

Lorsque les rédactions sont remaniées, Reworld peut appliquer sa politique commerciale, qui tient en quelques mots : tout pour la publicité. (...)

Ce modèle d’ultra-pression est-il tenable à long terme ? A force de vendre la renommée des journaux qu’ils possèdent aux marques, sans prendre soin de sa qualité journalistique, on finit par épuiser leur valeur réputationnelle. « Je sens une grande méfiance chez les marques de luxe et de mode vis-à-vis de Reworld », note un journaliste de Grazia. Propriété du groupe, le féminin Be, dont la version papier a disparu et le site internet n’est plus alimenté, est tombé dans l’oubli. « Ils sont en train de se brûler les ailes. Ils sont engagés dans une course contre la montre », note un bon connaisseur de Reworld. Pour nourrir leur petite entreprise qui s’autoépuise, les dirigeants de Reworld sont sans cesse contraints de racheter de nouvelles marques. D’où le fait qu’ils convoitent Mondadori France. En mettant la main sur ce beau paquet de magazines, ils se donneraient beaucoup de temps pour faire fleurir leur commerce.