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l’Humanité
Roland Gori : « Le néolibéralisme détruit les biens communs et le lien social depuis 40 ans »
Camus, dans « l’Homme révolté »,écrit : « La philosophie des Lumières aboutit alors à l’Europe du couvre-feu. »
Article mis en ligne le 31 décembre 2015
dernière modification le 27 décembre 2015

Après les attentats de novembre 2015, le psychanalyste et essayiste* revient sur la nature des groupes terroristes et pose les jalons d’une réponse à une crise de civilisation qui suppose de repenser totalement le monde.

ROLAND GORI. Ils émergent de la niche écologique d’une crise de civilisation qui s’est développée dès lors que les démocraties libérales ont voulu imposer ce que Pierre Bourdieu a appelé un faux universel, c’est-à-dire une raison du monde qui repose essentiellement sur le droit et les affaires. La prétention de rétablir par la tyrannie et la terreur des valeurs intégristes en matière de religion et de famille correspond à ce que la rationalité, que j’appelle « pratico-formelle » – la raison du droit et celle des affaires –, a laissé de côté : les valeurs traditionnelles de la morale et de la religion. Elles constituent le fonds de commerce d’une propagande à même d’appâter les individus les plus « désaffiliés » de notre société. La précarisation, la prolétarisation des vies, associées à une perte des valeurs, permet à ces mouvements de proposer un « sens », une sorte de prothèse à leur existence et d’esthétiser la mort. C’est frappant de voir comment aujourd’hui plus que jamais ces mouvements qui se veulent religieux, donc en révolte et en réaction contre les logiques de marché et de la technique, se sont euxmêmes saisis des armes (Internet, réseaux sociaux, mise en spectacle des meurtres…) des adversaires qui ont participé à leur enfantement. Cela aboutit à une sorte d’accouplement entre le théofascisme et ce que j’ai appelé le technofascisme. On peut dire de ces mouvements ce qu’Hannah Arendt disait des nazis : ils ont emprunté à la mafia américaine leurs méthodes de terreur et à la publicité hollywoodienne leurs techniques de propagande. (...)

La désaffiliation propre à uneconception néolibérale du sujet humain comme individu autoentrepreneur de lui-même a abouti à une pulvérisation des collectifs et une atomisation des relations sociales, créant un besoin de nouvelles formes d’affiliation qui peuvent s’exprimer par différentes manières de faire et d’être ­ par le besoin de partager et d’inventer autre chose, mais aussi au moyen de ces entreprises terroristes qui proposent la fraternité par le meurtre et la soumission à mort. Les humains cherchent un sens, une cohérence à leur existence, et sont donc d’autant plus exposés à la prise des idéologies ­ on l’a vu dans l’histoire contemporaine ­ qu’ils sont dénutris de mythes et de religions.

Désespérés et affamés de nouvelles valeurs, ils sont susceptibles d’être attirés par des prédateurs qui les invitent à faire corps avec le groupe à partir de valeurs partagées. (...)

Face au radicalisme religieux, il faut être radical, c’est-à-dire, au sens premier, prendre les choses à la racine. Nous avons peut-être perdu de vue que cette liberté que nous considérons comme une habitude est un bien sacré qu’il nous faut construire et défendre.
Or elle n’est pas le résultat « naturel » du commerce ou du droit, elle est une aspiration des humains à s’émanciper et à s’affranchir des servitudes. La liberté libérale a une limite, elle s’arrête en quelque sorte aux portes du politique, alors qu’elle devrait être un plébiscite de tous les jours, une victoire des forces de la concorde sur celles de la discorde. (...)

Le fascisme s’impose là où il ya une faillite des idées auxquelles se substitue la coagulation d’opinions. On a laissé de plus en plus désert l’espace du politique, au sens que lui a donné Hannah Arendt : ce qui peut relier les humains entre eux, ce sont des paroles, des actes, des oeuvres.
Quand ces moyens de combler le vide entre les hommes que sont la culture et la politique ne sont plus là, les gens vont se tourner vers l’offre disponible, en l’occurrence les idéologies les plus traditionnelles et radicales, porteuses, en apparence, de ce qui leur manque dans une civilisation néolibérale des moeurs. Avec les réformes néolibérales, les dispositifs qui participaient à la création de l’humain ­ santé, culture, éducation, justice... ­ et à sa vie politique et sociale ne visent plus qu’à l’adapter au désert. (...)

C’est la perte des valeurs humanistes qui organisaient l’ensemble des activités humaines qui met en faillite le libéralisme. Il en résulte de nouveaux fascismes, dont ces mouvements terroristes. (...)

les citoyens ne pourront pas être rassurés et confiants si on ne prend pas en considération cet arrière-monde qui est justement ce dont l’art, la culture, la santé, l’éducation prennent soin. Porter une alternative aux mesures sécuritaires ­ auxquelles en particulier les États-Unis et Israël ont « habitué » leurs populations ­, en recherchant des réponses du côté des valeurs originelles des Lumières européennes, fonder les relations sociales sur d’autres types de valeurs, contribuera fondamentalement à élaborer des mesures de sécurité symbolique, culturelle, éducative.