
Plusieurs zones d’ombre entourent encore la mort de Sélom et Matisse, percutés par un train à Lille le 15 décembre 2017. Voici le second volet de notre enquête.
« Pourquoi la police était à l’hôpital ? On ne comprenait pas »
Aujourd’hui les deux mères, surnommées « les lionnes » par les gens qui les suivent, se sentent vivantes parce qu’elles luttent. Valérie confie avoir tenté de se suicider peu de temps après la mort de Matisse. Peggy s’était donné une date pour mettre elle aussi fin à ses jours, « le 20 septembre 2020, pour mes cinquante ans. »
L’équilibre est toujours fragile mais la solidarité des milieux militants, la reconnaissance de leur statut de victime et le soutien spontané d’Assa Traoré, emblème du combat pour la vérité et la justice suite au décès de son frère Adama, à Beaumont-sur-Oise lors de son interpellation par des gendarmes, les ont aidées à redonner un sens à leur vie.
Depuis deux ans, elles essaient de maintenir la pression sur une instruction qu’elles jugent trop lente. D’autant que les doutes ont émergé dès le premier soir. Peggy revient sur l’accueil à l’hôpital par deux agents de police : « Bien sûr les flics étaient mal pour nous, mais il y avait quelque chose d’autre. Même mes filles l’ont ressenti tout de suite. Un train passe et écrase votre fils, on comprend, mais pourquoi la police était là, on ne comprenait pas, et eux ne savaient pas quoi nous répondre. »
Difficultés pour porter plainte
Les familles décident de porter plainte pour « homicide involontaire, mise en péril de la vie d’autrui et non assistance à personne en danger ». Dès le lundi 18 décembre, Peggy se rend donc au commissariat de Lille accompagnée de son ex-mari. Ils souhaitent déposer plainte afin de pouvoir se constituer partie civile et d’avoir accès au dossier. L’accueil est pour le moins surprenant : « Ça ne sert à rien que vous portiez plainte », leur dit-on. « Je n’en revenais pas, je croyais que la police nous aiderait », regrette Peggy.
L’avocat Franck Berton, ténor du barreau de Lille, les conseille et, le mardi matin, les parents de Sélom retournent au commissariat. Ils sont reçus par un inspecteur. Contre toute attente, ils doivent répondre à une audition : « Ils nous ont posé des questions sur notre fils, ils voulaient entendre ce que l’on avait à dire. » Après quatre heures d’entretien, les parents, à force d’insister, finissent par être reçus pour déposer plainte. Quant à Valérie, la mère de Matisse, le commissariat central de Lille a simplement refusé de prendre sa plainte. Elle a dû saisir directement le procureur avec l’aide de son avocat. (...)
Le parquet affirme d’abord que la police n’était pas présente sur les lieux, puis quelques jours plus tard revient sur sa version suite aux déclarations d’Aurélien devant les caméras de France 3. La police était dans les parages, mais n’aurait rien à voir avec l’accident.
Lors de son audition du 18 décembre, Peggy se rappelle des propos quelque peu surprenants du policier : « Vos enfants ce sont des anges, on sent qu’ils sont gentils, par contre les deux survivants, ce sont eux les méchants. Ce sont les meilleurs qui sont partis. » Achraf, l’un des deux survivants, a concédé avoir été sur place pour vendre de la drogue. Aurélien, depuis, a quant à lui été incarcéré pour une affaire de stupéfiants. Que faisaient leurs enfants ? Un court instant, le doute s’installe chez Peggy et Valérie. (...)
La petite bande y avait déjà été contrôlée par la police. Peggy se souvient que Sélom avait même, une fois, été malmené. « Il s’était pris des claques et son pantalon était déchiré. » L’endroit est sous tension depuis plusieurs mois. La mairie de Lille, sous la pression des nouveaux habitants, y accentue la présence policière [1].
La place Madeleine Caulier est connue pour être un lieu de deal. Une source – non policière – nous explique que les jeunes qui ont l’habitude de vendre des produits stupéfiants se sont, au fil des contrôles policiers, éloignés de la petite place pour se cacher notamment dans la courée de la Cité Saint Maurice, située deux rues plus loin, à deux minutes à pieds. La voie de chemin de fer était utilisée régulièrement par des clients des revendeurs du quartier. (...)
Ce lieu de repli est également connu de la police. (...)
Autre interrogation pernicieuse : pourquoi leurs fils ont-ils fui « l’air apeuré », comme le décrit le témoin visuel auditionné par la police judiciaire ? Pourquoi ont-ils pris le risque de traverser la large voie ferrée ? Plusieurs documents liés à l’enquête, portés à notre connaissance, nous permettent d’établir avec précision au moins une partie du déroulé des faits. (...)
Les quatre jeunes ont-ils fui à la vue des gyrophares ? Ont-ils été poursuivis par des policiers ? Selon les éléments du dossier d’enquête, les policiers démentent cette version.
Deuxième zone d’ombre : pourquoi les quatre jeunes ont-ils fui ? (...)