
La loi surnommée « internet souverain« , signée en mai par le président russe Vladimir Poutine, a été officiellement mise en place le premier novembre, soit vendredi dernier. Cette décision autorise le gouvernement à bloquer l’accès à toute forme de contenu, national ou international, « en cas d’urgence ». Et bien entendu, c’est ce même gouvernement qui a le pouvoir de décider ce qui constitue ou non un tel cas.
Officiellement, il s’agit là d’une loi supposée protéger le pays des cyber-attaques, et lui permettre de conserver un certain accès à Internet au cas où l’Ouest déciderait de couper l’accès au réseau international. (...)
Néanmoins, il semblerait que les installations désormais obligatoires pour les FAI locaux soient bien plus capables, avec des possibilités de traquer ou rediriger le trafic, et même filtrer avec précision le contenu. D’après Human Rights Watch, la mesure n’est rien de plus qu’une nouvelle mesure permettant à Roskomnadzor, l’organisme gouvernemental de régulation des télécommunications russes, de censurer toute forme de contenu qui ne plairait pas au pouvoir, confiant à ce dernier la possibilité légale d’organiser une surveillance de masse en toute impunité.
Lire aussi :
– Pourquoi la Russie va se déconnecter d’Internet dès demain
(...) Pour l’association à but non lucratif Freedom House, la Russie a obtenu la note de 67 sur 100 (en 2018) en termes de liberté sur le Net, 0 représentant les pays les plus libres et 100 les moins libres. Selon l’organisation, le pays n’est pas libre, principalement en ce qui concerne les violations des droits des utilisateurs.
Le rapport évoque le blocage de plusieurs applications et sites web dans le pays, dont la messagerie Telegram. Les autorités ont aussi cherché à restreindre l’anonymat en ligne en adoptant une loi qui exige que les plateformes relient les internautes à des renseignements personnels. (...)
En comparaison, la Chine a eu la pire note avec un score de 88 sur 100 en 2018. On peut donc imaginer facilement que la mise en place d’un réseau fermé en Russie mènera à des dérives similaires à celles qui ont aujourd’hui lieu au sein de l’empire du Milieu.
Pour l’instant, nous savons que le test commencera demain, mais l’heure de début et la période à laquelle il se terminera ne sont pas encore connues.
- Comment la Russie utilise internet pour affaiblir les démocraties occidentales
Maria Farrell Journaliste irlandaise, 2016
(...) Internet est-il vraiment porteur de révolutions populaires ? Peut-être. C’est compliqué. Il faut reconnaître que 2011 a débuté avec le printemps arabe qui a renversé les dirigeants en Tunisie et en Égypte, et s’est achevé à Moscou avec des manifestations de classes moyennes, organisées sur Facebook, qui protestaient contre la corruption électorale. Facebook n’a pas seulement facilité l’organisation des manifestations : en cette année de révoltes populaires, le réseau social a donné le sentiment à certains Russes qu’il s’agissait d’un mouvement mondial, qu’ils avaient leur chance. Ce fut un choc profond pour le gouvernement de Poutine. Dans l’esprit d’un ancien du KGB, les révoltes populaires spontanées n’existent pas. Dans son monde, le pouvoir est vertical. Il y a toujours quelqu’un qui tire les ficelles. L’État russe a donc choisi de marier son pessimisme existentiel à l’amour inconditionnel de l’Occident pour internet. Il fallait qu’internet soit mis au pas.
(...)
Lorsque l’on ne peut plus penser, parler et écouter librement, on n’agit plus de manière indépendante. Les droits civils et politiques ne sont pas simplement préférables d’un point de vue individuel ; ils sont la base même de la stabilité de l’ordre mondial (ce n’est pas pour rien que tout cela a été écrit noir sur blanc après la Seconde Guerre mondiale).
Que faire ? Tout d’abord comprendre qu’il s’agit de quelque chose que nous nous imposons en grande partie à nous-mêmes, et ensuite comprendre que le cynisme profond de la Russie est, paradoxalement, très sincère. Certes, le Kremlin a refaçonné l’internet russe selon sa propre vision paranoïaque, hiérarchique et légèrement chaotique. Certes, le gouvernement russe est en train de diffuser de manière agressive son point de vue nationaliste et nihiliste à travers le monde. Mais demandez-vous pourquoi, en un peu plus d’une décennie, la Russie est passée du rôle de participante enthousiaste aux institutions internationales à celui de démolisseur. Pourquoi la Russie est devenue le troll ultime, aussi bien en ligne que offline.
Nous, l’Occident, avons contribué idéologiquement et matériellement à la destruction de l’économie russe post-communiste pour en faire une cleptocratie. (...)
Puisque l’Occident punit la Russie pour avoir envahi ses voisins et massacré des Syriens innocents, la Russie pourrait faire remarquer que nous ne croyons aux vertus de l’autodiscipline que lorsque cela nous arrange. Comme tout le monde, je suis effrayée et fâchée de constater que la Russie est en train d’utiliser les meilleurs outils de la démocratie (l’ouverture et la liberté d’expression) pour la détruire. Mais je peux en partie comprendre pourquoi elle agit de la sorte.
La tactique que j’ai vue utilisée par la femme de l’« ONG officielle » était une technique du Kremlin, cela ne fait pas de doute. Mais la colère et la peur qui motivaient ses propos semblaient réelles. Le pouvoir russe a été terrifié par internet en 2011. Il s’assure désormais que nous le soyons aussi.
Pour les gens qui, comme moi, travaillent sur la gouvernance d’internet, le plus gros défi des dix prochaines années ne sera pas de savoir comment parvenir au prochain milliard d’utilisateurs en ligne, ou même de réduire le pouvoir des monopoles mondiaux qui empiètent sur le rôle traditionnel des gouvernements. Ce sera de savoir comment protéger la partie la plus importante de notre infrastructure mondiale : la démocratie.