De ses mains noueuses, Marciana palpe les ventres ronds des mères en devenir et fait naître leurs enfants. Mais la sage-femme est lasse : Isla Mono, son îlot du fleuve San Juan en Colombie, manque de tout. De nourriture, d’un dispensaire et même d’eau.
"J’ai envie d’arrêter car c’est très dur (...) mais les gens ici me disent que je dois continuer", lâche Marciana, unique sage-femme de l’îlot, payée 100.000 pesos (environ 28 euros) l’accouchement.
A ses côtés, Durley Maya Salazar estime aussi que l’adolescente aux traits tirés a "besoin de vitamines". Cette gynécologue-obstétricienne de 33 ans a débarqué ce jour-là sur Isla Mono comme par miracle : le bateau hôpital San Raffaele, qui remontait le fleuve, s’est ensablé dans le limon mouvant du vaste delta de 300 km2, où le San Juan rejoint l’océan Pacifique.
Lors d’un échange ponctué d’éclats de rire, la doctoresse procure des conseils d’asepsie à Marciana. La sage-femme lui révèle ses secrets : du café fort additionné de sel pour interrompre les saignements post-partum, un tord-boyaux de canne à sucre soufflé dans le dos du bébé pour le faire respirer, des décoctions de plantes pour soulager les mères, etc.
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"Les sages-femmes d’ici manquent de gants, de masques, de médicaments anti-hémorragiques", déplore l’ethno-éducateur du San Raffaele, Oscar Arley Gomez, 70 ans. Marciana regrette de ne pouvoir aller assister le lendemain à une formation que dispense aux sages-femmes cet homme qui a conçu des planches didactiques adaptées aux cultures afro et indigènes.
– Débarquement médical inattendu -
En attendant, décidés à ne pas rester les bras croisés, des soignants du bateau ont rejoint l’île en chaloupe. Ils découvrent les humbles maisons multicolores et les allées "pavées" de troncs d’arbre, qui évitent de clapoter dans la boue des orages tropicaux.
Mais aussi les cloaques stagnant entre les pilotis, repères des moustiques à malaria, et l’odeur d’égout des rigoles qui sillonnent le village.
Partout, d’énormes bidons de plastique bleus attendent la manne des averses. Isla Mono n’a d’autre eau que celle qui lui vient du ciel. (...)
"La situation est critique. C’est un lieu si isolé que beaucoup ignorent même qu’Isla Mono existe", ironise l’institutrice en secouant ses longues boucles brunes, avant d’énoncer une autre des "principales nécessités" : un poste de santé.
En un clin d’oeil, les médecins du San Raffaele, aidés de la communauté, ont improvisé un dispensaire dans l’école de béton neuve, qui jouxte les vieilles classes de planches mais n’a pas encore été inaugurée.
– Consultations au pied-levé -
La gynécologue s’installe dans une salle ; deux généralistes, une pédiatre et un pédo-chirurgien dans une autre. Une file d’attente se forme. Les consultations commencent.
Durley Maya Salazar reçoit une mère de 24 ans et cinq enfants désireuse de se faire "annuler", autrement dit stériliser via une ligature des trompes. D’autres sont en quête d’un implant contraceptif.