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Sandra Lucbert : « Le néolibéralisme est pour les dominants comme un rêve merveilleux » (Le Ministère des contes publics)
Article mis en ligne le 11 octobre 2021
dernière modification le 10 octobre 2021

Indispensable : c’est le mot qui vient à l’esprit pour qualifier le percutant texte de Sandra Lucbert, Le Ministère des contes publics qui vient de paraître dans la Petite Jaune de Verdier. Poursuivant avec encore plus de force le travail d’investigation ouvert dans Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert interroge la narration néolibérale de notre monde, ce qui en fait un récit aliénant et hégémonique sans même que nous le percevions.

C’est pour sortir de ce conte, notamment sur la Dette Publique, que son texte offre les moyens ardents d’un réveil : sortir du rêve de l’autre mais avec les moyens de la littérature même, de la critique littéraire. C’est la littérature qui, plus que jamais est au cœur de son travail pour mieux se saisir du monde. Autant de questions que Diacritik ne pouvait manquer d’aller poser, le temps d’un nécessaire grand entretien, à Sandra Lucbert. (...)

"S’il s’agit de faire une genèse, il faut remonter à Nuit Debout, où j’ai découvert l’étendue de mon ignorance des questions macro-économiques. Des questions — celles du capitalisme contemporain — dont on peut dire (et c’est un euphémisme) qu’elles pèsent sur l’existence collective. Comment comprendre ce que nous vivons sans comprendre par quoi nous sommes affectés ? Tout mon effort littéraire depuis consiste donc à essayer de produire pour d’autres ce qui s’est passé pour moi alors et depuis : une conversion du regard. Ou, pour le dire autrement : construire une intelligence de l’ennemi. Je cherche des moyens de rétablir imaginairement et analytiquement les chaines causales entre les structures du capitalisme financiarisé et la destruction progressive de tout un ordre social et naturel.

La question, c’est : comment faire ça en littérature ? Comme je venais du roman, j’ai d’abord cherché à faire apercevoir les déterminations structurelles par la narration (...)

C’est la catalyse du Procès France Télécom qui m’a fait complètement changer de technique d’écriture. Au fond, la plasticité textuelle s’est imposée comme seule capable de donner forme à la rage que m’a inspirée le spectacle des audiences. Car là où devait se jouer la mise en accusation du néolibéralisme, le néolibéralisme régnait : la direction imprimée au procès limitait son efficace – pour ne pas dire tout simplement qu’elle l’annulait. C’est cette direction selon les structures de la liquidité financière, rendue manifeste par ce procès enlisé dans ce qu’il devait juger, que j’ai voulu faire apparaître. Il s’agissait fondamentalement d’orienter la colère contre les véritables causes (toujours agissantes) des plans managériaux.

Des Fusils au Ministère, je ne suis pas sortie du capitalisme financiarisé : je suis revenue à la ligne dette publique. Car la finance a deux « lignes ». Le cas France Télécom, c’est la finance des entreprises, qui passe par les marchés d’actions, exige des entreprises la rentabilité pour l’actionnaire, s’abat sur les salariés. Et puis il y a la finance des entités publiques (des États essentiellement), qui passe par les marchés de dettes, exige des États la soutenabilité de la dette (le fameux ratio Dette/PIB, perçu comme l’indicateur de la capacité de l’État à rembourser). La première ligne massacre les salariés, la deuxième les services publics – rien n’échappe à sa tenaille.

Puisque j’avais trouvé une méthode adéquate avec la « branche entreprises », j’ai continué dans cette voie : user de toute technique, changement de registre, pastiche nécessaire, pour atteindre à la figurabilité des effets structurels. (...)

J’ai donc cherché dans les médias, organe majeur de la stéréophonie néolibérale, et j’ai trouvé cette merveille de LCN (la Langue du Capitalisme Neolibéral que les Fusils m’avaient permis de dégager) : le spécial C dans l’air intitulé Dans le piège de la dette. Tous les porteurs et les ficelles du discours néolibéral sur la dette publique y sont rassemblés. J’ai alors conçu ce dispositif que je qualifierais de baroque — parce que l’objet me l’imposait. J’entendais suivre les chemins d’une métamorphose : celle d’une machine disciplinaire (pour ne pas dire : machine de guerre) néolibérale en contes de l’intérêt collectif. (...)

L’analogie de ce que nous vivons avec un mauvais rêve s’est en effet imposée à moi pour mettre au jour l’opération de défiguration en quoi consiste le discours automatique de la dette publique. (...) "