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le Monde Diplomatique
Sauver le genre humain, pas seulement la planète
Lucien Sève Philosophe. Auteur de Penser avec Marx aujourd’hui (deux tomes), La Dispute, Paris.
Article mis en ligne le 3 avril 2012

Nos modes de consommation seraient-ils plus faciles à remettre en cause que nos modes de production ? Si nul n’ignore plus l’ampleur de la crise environnementale qu’affronte l’humanité, la crise de civilisation dont elle s’accompagne reste, elle, peu identifiée. On ne sortira pourtant de l’impuissance qu’à condition de la diagnostiquer clairement et d’en mesurer toute la gravité.

La planète Terre, façon de dire notre habitat naturel, va mal à un point alarmant, la conscience s’en est largement répandue, et il n’est plus de formation politique qui n’inclue au moins dans son discours la cause écologique. La planète Homme, façon de dire le genre humain, va mal à un point tout aussi alarmant, la conscience n’en est pas prise à son niveau de gravité, et il n’est pas une formation politique ne fût-ce que pour nommer à l’égal de la cause écologique la cause anthropologique. Stupéfiant contraste qu’on interroge ici. (...)

Ne sommes-nous pas à maints égards en chemin vers un monde humainement invivable ? La vieille maxime « l’homme est un loup pour l’homme » ne tend-elle pas à faire loi en trop de domaines où nos moyens actuels lui confèrent une malfaisance sans précédent ? Le travail, exemple majeur, est engagé sur une pente terriblement inquiétante. Sous les difficultés accrues à produire un gratifiant travail de qualité, la responsabilité à la fois requise et empêchée des salariés, leur systématique mise en concurrence, l’éradication voulue du syndicalisme, la pédagogie du « apprenez à vous vendre » et du « devenez un tueur », le management d’entreprise par la terreur, tout ce qui vient se concentrer à un point ultime dans des suicides sur le lieu de travail, il y a l’omniprésent diktat de la rentabilité à deux chiffres, la prime constante à la rapacité de l’actionnaire, l’inflation du sans foi ni loi jusqu’au patron-voyou, en bref la folie néolibérale, forme maligne du capitalisme tardif. N’est-ce pas une vraie déshumanisation en route ? (...)

Quelle humanité voulons-nous être ? Voilà la question solennelle qui sous-tend la cause anthropologique. Et cette question-là est très loin d’avoir suscité le travail de pensée et les initiatives qu’elle exige.

Que par exemple la production des biens et services ne puisse plus, sauf désastre, être pilotée sans le souci supérieur de la production des personnes, cette exigence criante oblige à penser l’anthropologie. (...)

Aussi urgente que l’écologique, la cause anthropologique est pour l’heure bien trop peu assumée, trop peu pensée, pas même nommée. Situation dramatique. Une tâche cruciale s’impose donc à qui l’éprouve : il lui faut se risquer à proposer au moins une esquisse des thèmes majeurs susceptibles de structurer une pensée de l’humanité en péril. Ce qui suit relève d’une tentative de cet ordre (...)

 Une dérive civilisationnelle alarmante saute d’abord aux yeux : la marchandisation généralisée de l’humain. (...)

le fait nouveau de plus en plus ravageur est que rien d’humain n’échappe désormais au diktat de la finance (...)

 Dans cette frénésie marchande est impliquée une autre tendance à elle seule mortifère : la dévaluation tendancielle de toutes les valeurs.
(...)

La dictature du rentable conspire à la mort de l’inestimable, du désintéressé, du gratuit. Nous sommes au seuil tragique d’un monde où l’être humain ne vaut plus rien (...)

 Sous cette involution se lit une troisième de la pire gravité : l’incontrôlable évanouissement du sens

Voilà pourquoi la mondialisation par la finance est l’avènement convulsif d’un « non-monde », où l’absurde tend à tout envahir avec son compère le fanatisme religieux
(...)

 Marchandisation de l’humain, dévaluation des valeurs, évanouissement du sens — osons le mot : est en cours une décivilisation sans rivage. (...)

 A ces quatre traits majeurs s’ajoute un cinquième qui élève le péril au carré : la proscription systémique des alternatives. Proscription délibérée : la classe profiteuse a senti hier le vent du boulet révolutionnaire et fait tout pour conjurer le retour du péril à jamais — voyez comme ses médias traitent la « gauche de gauche ». Et surtout proscription spontanée par les logiques du système. (...)

Bien des choses donnent la vive impression d’une « fatalité du pire » ; il n’y faut pas céder. On peut commencer à inverser la tendance. Mais le succès exige que soit prise la pleine mesure de la tâche : rien de moins qu’assumer en son entier la cause anthropologique, donc la construire à l’égal de l’écologique. (...)

Des indignés d’Europe aux citoyens américains criant leur colère contre Wall Street, frappante est la charge éthique des indignations passant aujourd’hui à l’acte, en claire résonance avec la dimension éthique des causes civilisationnelles à défendre. Quelque chose de profond remue la politique. Disons à la façon de Jaurès : un peu d’indignation éloigne de la politique, beaucoup y ramène. Ou plutôt doit amener à une sorte neuve d’action, non point révolution à l’ancienne pour des transformations par en haut dont la faillite est consommée, mais engagement à tout niveau d’appropriations communes en des formes novatrices d’initiative et d’organisation — l’heure est ici à l’invention. A ce prix pourra commencer d’être mise en déroute la fatalité du pire. (...)

En alliant à la plus réaliste conscience du possible la plus ambitieuse vision du nécessaire : ce qui doit commencer aujourd’hui, c’est le sauvetage du genre humain.
(...)
On ne peut mieux conclure qu’avec ce que Marx écrivait à Ruge en mai 1843 : « Vous ne direz pas que je me fais une trop haute idée du temps présent, et si malgré tout je ne désespère pas de lui, c’est que sa situation désespérée est précisément ce qui m’emplit d’espoir. »

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