
Une enquête fouillée dévoile les nouvelles stratégies d’influence, notamment sur les réseaux sociaux, de certaines firmes et lobbys afin de distordre la science à leur profit.
Les familiers des échanges sur Twitter et autres réseaux sociaux concernant des sujets scientifiques ne peuvent qu’être frappés par la forme violente que prennent parfois ces derniers, alors que l’on pourrait s’attendre à des débats courtois reposant sur des preuves et argumentations scientifiques. C’est sûrement cet état des choses et la lassitude qu’elle provoque, pour n’évoquer que ce sentiment, qui ont conduit les trois auteurs des Gardiens de la raison à mener leur enquête sur cette « désinformation scientifique » d’un nouveau genre. Les deux journalistes du quotidien Le Monde – Stéphane Foucart et Stéphane Horel – sont en effet régulièrement les cibles de « trolls », dont les arguments sont souvent calibrés par certains lobbys, sur les réseaux sociaux. A l’occasion de cette enquête, ils sont également rejoints par un sociologue spécialiste des mouvements rationalistes, Sylvain Laurens.
Les lobbys et industriels ne se contentent plus d’influencer les experts en les rémunérant, ils entendent désormais édicter ce qu’est la « bonne science » en fonction de leurs intérêts respectifs, notamment liés à l’interdiction de leurs produits (comme les pesticides) ou opérations, voire à un soutien par les politiques publiques (pour les énergies fossiles par exemple).
Ce ne sont plus seulement des scientifiques qui se retrouvent embarqués dans ces combines, mais également d’autres acteurs plus périphériques, dont des associations d’éducation populaire à la science, comme l’Association française pour l’information scientifique (Afis), au cœur de cette enquête. Pour autant, ces protagonistes n’ont pas toujours conscience de servir des intérêts autres que celui de la poursuite de la vérité scientifique. C’est d’ailleurs l’une des stratégies de ces firmes qui se concentrent en particulier sur les « micro-influencers », tels le professeur de biologie ou l’ingénieur passionné de science qui tient un blog ou un compte Twitter. Ainsi, les « années 2020 seront résolument celles des fact-checkers autoproclamés, vérificateurs d’informations et chasseurs de rumeurs. » Qui plus est, si à l’origine les défenseurs du rationalisme s’ancrent clairement à gauche, ils en viennent à se mettre au service de « mots d’ordre ultra-libéraux et libertariens » et d’un « credo conservateur » réactualisé. Certains éditeurs scientifiques sont également la cible de ces tentatives de captation.
Ruses de la déraison et intellectuels médiatiques
Les trois auteurs décrivent leur livre comme « une enquête journalistique avec sociologue embarqué ». Ils s’attachent en particulier à mettre en lumière les liens entre certains médiateurs de l’information scientifique et des groupes d’intérêts via l’analyse de certains réseaux et circuits de financement. Ils soulignent le rôle décisif des privatisations dans ce processus avec la fin des grandes entreprises publiques ou le financement privé de la recherche.
Ils s’attellent à plusieurs reprises à déconstruire la rhétorique d’arguments revenant sans cesse sous le clavier de ces « gardiens de la raison » afin de décrédibiliser leurs adversaires ou, a contrario, crédibiliser leurs produits. Au sein de ce florilège argumentatif, qui instrumentalise sciemment l’épistémologie, l’on retrouve l’idée que la préservation de l’environnement se fait le plus souvent à l’encontre de celle de l’humanité, qu’une autorisation réglementaire équivaut à consensus scientifique sur la dangerosité d’un produit, comme pour le glyphosate, ou encore que la dose fait le poison, expression souvent traduite par une distinction entre les notions de danger et de risque.
L’idéal-type de la diffusion d’une contre-vérité scientifique s’énonce désormais de la façon suivante : « Au départ, un industriel met en avant un élément de langage ; une association d’amateurs de science le "valide" ; il est répercuté sur les réseaux sociaux par des influenceurs dont les propos sont amplifiés par des milliers de comptes anonymes ; il est tant et tant martelé qu’il finit par contaminer jusqu’aux scientifiques spécialistes de ces sujets.
» Parmi les autres stratégies appréciées et théorisées par ces lobbys figure l’investissement de « thématiques susceptibles de fragmenter la gauche classique ». (...)
Les lobbys ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’innover dans la manipulation de l’information scientifique. (...)
En conclusion, les trois auteurs reviennent sur la crise du Covid-19. En effet, la pandémie remet en cause le dénigrement du principe de précaution ou la mise en avant des fondements du libéralisme économique (liberté de circuler, cure d’amaigrissement pour l’Etat et ses services publics, dont les hôpitaux). Ce qui fait écrire aux trois auteurs que « [si] l’on peut attribuer un mérite à la crise du Covid-19, c’est sans doute celui d’avoir subitement levé le voile sur les usages les plus opportunistes de l’autorité scientifique par ces libéraux déguisés en rationalistes. De quoi remettre au centre du débat public les scientifiques compétents ? » (...)
Les Gardiens de la raison est donc une enquête percutante, extrêmement documentée et écrite de manière vivante, parfois humoristique. On pourra regretter que les copieuses notes soient reléguées en fin d’ouvrage alors qu’elles sont tout sauf anecdotiques pour un tel sujet (...)
Leur enquête pose plus largement une question fondamentale : est-il encore possible d’instaurer une discussion scientifique dans le débat public en évitant de réduire chacun à son militantisme, voire dans certains cas, à ses intérêts, mais en se focalisant sur la validité des arguments en présence ? La viabilité d’un tel débat est pourtant plus que jamais nécessaire sur de nombreux sujets.