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Sciences : peut-on publier n’importe quoi dans L’Express ?
Article mis en ligne le 15 mai 2018
dernière modification le 14 mai 2018

Publié le 26 avril dernier sous le titre « Pourquoi Bourdieu avait tort ? », un article signé Laurent Alexandre prétend invalider les travaux du sociologue en neuf paragraphes. Une prouesse rendue possible par l’instrumentalisation de recherches récentes présentées de façon fallacieuse dans un article pseudo-scientifique cachant mal ses objectifs politiques : défendre une certaine vision de l’éducation, en l’occurrence celle du gouvernement actuel – heureux hasard.

Commençons par présenter l’auteur de cet article, Laurent Alexandre, tout à la fois chirurgien urologue de formation et diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, d’HEC et de l’ENA [1]. Sa formation explique peut-être qu’il ait rencontré bien plus de succès comme entrepreneur que comme scientifique : il fut l’un des fondateurs du site Doctissimo, dont la vente au groupe Lagardère en 2008 pour 139 millions d’euros augmenta sensiblement sa fortune. Depuis, il dirige une société spécialisée dans le séquençage de l’ADN, dine au club « Le Siècle » et donne des conférences à des tarifs prohibitifs [2]. Ce curriculum vitae associé à son intérêt pour le transhumanisme et ses discours mêlant prophéties et scientisme béat avec une outrance bien faite pour attirer les clics [3] lui assurent une activité de chroniqueur à L’Express, au Huffington Post et au Monde, ainsi que des apparitions régulières à la télévision et à la radio [4]. La légitimité conférée par cette activité médiatique régulière explique sans doute le prix exorbitant des conférences de cet énarque-séquenceur d’ADN ; à moins que ce ne soit le contraire. Pour compléter ce pédigrée, notons les engagements politiques d’Alexandre Laurent, ancien secrétaire national du parti ultralibéral d’Alain Madelin qui jugeait en 2017 qu’« Emmanuel Macron est le seul homme politique français à comprendre l’essor des technologies du futur » (Le Parisien, avril 2017).

Dans son article du 26 avril, l’urologue-businessman écrit : « Les travaux récents de Robert Plomin et de Suzanne Swagerman montrent que la causalité est l’inverse de ce que Bourdieu imaginait. Ce n’est pas parce qu’il y a des livres dans les bibliothèques des bourgeois que leurs enfants sont de bons lecteurs, c’est parce qu’ils ont reçu un bon patrimoine génétique ». Un constat qui s’appuie sur les prétendus résultats de ces études (...)

Fort du constat de l’inanité de ce postulat qu’il attribue sans vergogne à des auteurs qui ne l’ont jamais posé, l’entrepreneur-chroniqueur passe de la théorie à la pratique : « Que faire ? Se battre, et dynamiter le déterminisme génétique ! ». Vaste programme, dont l’application concrète est précisée par la suite : « Il faut maintenant développer les efforts pour les enfants ayant le moins bon patrimoine neurogénétique. C’est-à-dire accentuer la stratégie du ministre Blanquer ».

Pour couper court à ces détournements, teintés d’eugénisme, de résultats scientifiques, les auteurs de la tribune du Monde affirment : « En fait, hormis les effets délétères de certaines anomalies génétiques, la recherche n’a pas pu à ce jour identifier chez l’humain de variantes génétiques ayant indubitablement pour effet de créer, via une chaîne de causalité strictement biologique, des différences cérébrales se traduisant par des différences cognitives ou comportementales. » En d’autres termes, les interactions entre le patrimoine génétique d’un individu et l’environnement dans lequel il évolue sont si fortes qu’il est impossible de distinguer des caractéristiques individuelles qui ne seraient liée qu’aux seuls gènes, indépendamment de l’environnement. Voilà donc une tribune qui invalide sans doute une bonne partie des chroniques d’Alexandre Laurent, et assurément celle publiée dans L’Express… le lendemain. (...)

Prétendant expliquer pourquoi Bourdieu avait tort, Laurent Alexandre démontre dans sa chronique que les articles de vulgarisation scientifique publiables dans L’Express sont dispensés d’honnêteté intellectuelle comme de rigueur scientifique, pourvu qu’ils présentent des caractéristiques aussi essentielles qu’un titre aguicheur, une attaque envers une figure intellectuelle (si possible de gauche), un point de vue politique dans la ligne du journal [8] et un soutien au gouvernement de la “start-up nation”. Si l’indigence de cette chronique est à imputer au penseur transhumaniste, comment oublier que sa publication n’a pu se faire qu’avec l’assentiment de la chefferie éditoriale de l’hebdomadaire ? On peut aussi poser la question d’un autre point de vue : si l’on est un chroniqueur “vulgarisateur” dont le talent consiste à mal camoufler ses prises de positions politiques derrière des controverses scientifiques factices, à quelle publication peut-on espérer vendre ses papiers ? Réponse : à L’Express, assurément.