
Les gardiens de nos médias CAC 40 ont une rhétorique bien rodée pour se garder de toute critique, et continuer à passer pour des héros des libertés publiques tout en oeuvrant à verrouiller le système d’information français. Demi-vérités, mythes éculés ou mensonges éhontés, certains de leurs arguments s’avèrent hélas encore très efficaces auprès du public. Voici comment s’armer intellectuellement contre ces pseudo-évidences en sept leçons.
Les journalistes ont-ils trahi, au sens où Julien Benda pu parler en son temps d’une trahison des clercs ? On pourrait le penser, à voir avec quelle ardeur certains d’entre eux défendent les pouvoirs en place, mordent les mollets des quelques réfractaires, et se satisfont globalement d’un fonctionnement où leurs seuls interstices de liberté sont pourtant condamnés à demeurer sans vraie portée. L’idée de trahison est toutefois peu adaptée, la plupart des journalistes n’ayant pas une claire conscience de l’idéal professionnel qu’ils sacrifient en se faisant les défenseurs d’un système des médias devenu profondément vicieux dans son fonctionnement, et dangereux dans ses implications démocratiques. La plupart n’agissent pas avec l’intention de nuire. Eux-mêmes sont en effet devenus, via l’instruction reçue dans les écoles de journalisme, ou la formation sur le tas dans les open spaces des rédactions contemporaines, le produit d’une vision javélisée de ce métier qui ne leur permet plus d’accéder au sens que celui-ci pouvait avoir, lorsque la grande presse d’opinion existait encore. (...)
Plutôt que des Judas, beaucoup de journalistes sont en effet désormais des estropiés de ce système. Si on laisse de côté la fine pellicule des éditorialistes surpayés et fanatiquement dévoués à la perpétuation de ce dernier, la précarisation galopante de la profession est désormais une réalité. Il s’agit désormais d’un milieu où, pour parler crûment, on peut obtenir la sacro-sainte « carte de presse », et donc être déclaré journaliste professionnel, pour un revenu mensuel correspondant à la moitié d’un Smic. Lorsque l’on sait que, malgré cela, le nombre de cartes de presse a pour la première fois reculé en France depuis 2015, cela en dit long sur la réalité salariale d’un métier que la destruction en cours du code du travail va bien sûr encore considérablement contribuer à dégrader. (...)
aujourd’hui, il est plus que jamais important d’identifier les différentes idées fausses qui empêchent le public de prendre conscience de la nécessité de s’emparer de la question des médias, et d’en faire une question politique prioritaire. (...)
désormais, c’est bien le drame, nous ne retrouverons pas une véritable vie démocratique tant que, d’une façon ou d’une autre, la situation dans les médias n’aura pas été déverrouillée.
1/ Première idée fausse : les actionnaires de médias « n’interviennent » pas
Ils n’exigent rien des directeurs de rédaction, qu’ils ont pourtant choisis pour la plupart, parmi les plus zélés du cheptel. Ils découvrent donc dans le journal, comme n’importe quel lecteur, le travail de leurs soutiers qui, par une espèce d’harmonie préétablie leibnizienne, se trouve être à l’unisson de leur vision du monde. (...)
Tout cela est d’autant plus inquiétant à observer que ce qui se passe chez nous aujourd’hui s’est produit il y a exactement vingt ans aux Etats-Unis avec des conséquences dramatiques quant à l’indépendance de la presse et à la persistance même de l’existence d’un espace public. (...)
Je citerai pour finir sur ce point Robert McChesney, autre spécialiste de ces questions aux Etats-Unis, notamment auteur d’un texte aussi alarmant qu’important paru en 1997, qui s’intitulait « Les géants des médias, une menace de la démocratie ». McChesney y énonçait la chose suivante, dont on aimerait qu’elle devienne un jour une évidence pour les gens de bonne volonté : « L’idée que le journalisme puisse en toute impunité présenter régulièrement un produit contraire aux intérêts primordiaux des propriétaires des médias et des annonceurs est dénuée de tout fondement. Elle est absurde ».
2/ Deuxième idée fausse : on ne peut pas se passer de ces grands capitaux privés
Ils ont même sauvé la presse, entend-on ad nauseam, dans la bouche des factoctums qui sont leurs relais dans les médias. Seule l’injection massive de capitaux qu’ils ont pratiquée était en mesure de venir à bout des gouffres financiers créés par le journalisme, corporation inefficace et passéiste. Dans le même ordre d’idées, on vous dira que ça se passe pareil à l’étranger. (...)
L’irruption d’Internet, de Google et autres Gafas, a bien sûr changé les équilibres financiers de la presse, c’est une évidence. Mais elle n’a pas créé les problèmes financiers de la presse. Il faut en avoir conscience, le financement a toujours été un problème pour cette dernière : le web n’a rien introduit de nouveau sur ce point, contrairement à ce qu’on tente de faire croire au public pour justifier l’injustifiable, à savoir le contrôle intégral de l’espace public par de grands conglomérats. (...)
si les géants des télécoms, Xavier Niel et Patrick Drahi, ont désormais élu pour terrain de jeu les médias depuis les années 2010, ce n’est pas parce qu’eux seuls étaient en état de supporter les coûts soi-disant astronomiques de la presse. C’est parce qu’ils y avaient un intérêt stratégique majeur, et que, avec la complicité du pouvoir politique, et à la faveur d’un affaiblissement de la culture démocratique chez les journalistes autant que chez les citoyens, ils ont commis un véritable raid sur la circulation des opinions dans notre pays. (...)
Une fois encore, je le répète, nous vivons avec vingt ans de retard le désastre du journalisme américain, et nous en franchissons patiemment toutes les étapes, commettant les mêmes erreurs.
Dernière remarque sur cette affaire de financement. Pour ce qui est de la faisabilité de lancer un titre sans ces magnats des télécoms, du béton ou de la banque d’affaires, nul besoin d’épiloguer davantage. Après tout, la création d’entreprises de presse en ligne comme Mediapart, devenu en moins de dix ans l’une des plus lucratives et actives rédactions du pays, est de facto une preuve que le désir des lecteurs peut suffire à faire vivre un titre, même si cela ne va pas sans épreuves. La liberté ne va jamais recréer sans ses propres servitudes. (...)
3/ Troisième idée fausse : critiquer les médias c’est attaquer les personnes
On connaît cette forme de chantage grossier, hélas très commun, j’en rappellerai la teneur. Dès que les médias se voient mis en cause, ils brandissent le rayon paralysant : les journalistes font de leur mieux, certains travaillent très bien, avec les meilleures intentions du monde, si vous persistez à dénoncer agressivement le système de financement des médias, vous aurez des journalistes agressés sur la conscience demain. Variante de l’argument : critiquer les médias, c’est déjà avoir un pied dans le fascisme ou le bolivarisme – vice politique presque plus grave encore.
Ce chantage est inacceptable pour plusieurs raisons. (...)
C’est donc au niveau systémique qu’il faut agir, les individus ne peuvent rien seuls contre des forces aussi écrasantes. Une poignée de journalistes, même de valeur, est nécessairement impuissante face à la marée montante de leurs confrères qui, eux, acceptent les règles du jeu, et produisent un journalisme insipide défendant les intérêts de l’oligarchie. Tout au plus cette petite poignée de gens à la sensibilité politique différente peut-elle ponctuellement servir d’alibi, mais elle est en réalité toujours maintenue dans la position du minoritaire. Or, par définition, un alibi ne débloque jamais le système. Tout au contraire, il sert de force d’ajustement pour empêcher que le système ne soit un jour débloqué.
Ensuite, ce sont précisément dans les pays où l’on a laissé la culture démocratique se dégrader constamment, que les journalistes se voient aujourd’hui emprisonnés, comme en Turquie (...)
4/ Quatrième idée fausse : la diversité existe, « les médias » ça n’existe pas
Combien de personnes pour vous dire hardiment, et parfois même de bonne foi : on peut tout de même choisir entre « le Figaro », « les Echos » ou « Libération », et leurs lignes ne sont pas les mêmes, voyons ! Ou encore : « Moi je pioche ici et là, je fais mon marché à différentes sources, je suis informé de manière tout à fait pluraliste ». Les mêmes vous diront généralement qu’ils le sont au demeurant gratuitement. Et les journalistes d’abonder : « les médias » en soi ça n’existe pas, entre autres bla-blas. Evidemment c’est illusoire là encore. Il y a même ici plusieurs erreurs encastrées l’une dans l’autre à vrai dire.
Première remarque à ce sujet : si vous ne payez pas, c’est que quelqu’un d’autre, quelque part, paye à votre place pour que vous ayez ce que vous lisez sous le nez, et il s’agit généralement d’annonceurs. Or les annonceurs ont tendanciellement les mêmes intérêts politico-oligarchiques que les actionnaires des médias. Donc il se trouve qu’en vous informant uniquement à l’oeil, non seulement vous détruisez les chances de survie d’un journalisme de qualité, mais en plus vous contribuez à renforcer l’homogénéité idéologique de l’information produite. (...)
Tous propagent comme par enchantement les mêmes idées quand la restriction du droit des salariés et le montant des dividendes actionnarial est en jeu. L’existence même d’un phénomène politique comme Emmanuel Macron, véritable media darling de toute cette presse CAC 40 pendant la présidentielle, prouve que ce qu’on appelle la « diversité » idéologique de ces titres est bidon. La possibilité même de quelque chose comme le macronisme a révélé la vérité définitive sur cette affaire : la droite LR et la gauche PS étaient en réalité deux factions d’un même « parti des affaires » qui vient officiellement de se réunifier. (...)
la droite extrême joue ni plus ni moins que le rôle « d’idiote utile » du milieu des affaires. Ainsi les Zemmour, Finkielkraut ou les Elisabeth Lévy vous expliqueront que tous les journalistes sont de gauche. Ce n’est même pas un mensonge dans leur bouche. C’est une croyance qu’ils ont. Une persistance rétinienne, résistant à toute expérience. Il est vrai que, vu du Sirius réactionnaire, toute personne qui ne milite pas pour jeter les Arabes à la mer est à mettre dans la catégorie « gauchiasse ». De Jean-Luc Mélenchon à Pierre Arditi en passant par Harlem Désir, le monde est ainsi peuplé de « gauchiasses ». Sauf qu’il est bien évidemment grotesque de soutenir en 2017 que la population journalistique penche massivement à gauche. (...)
5/ Cinquième idée fausse : les journalistes doivent être neutres
C’est le premier commandement enseigné dans les écoles de journalisme. Au harem des idées, le journaliste est nécessairement cantonné dans le rôle de l’eunuque. Il doit rester neutre. Sinon c’est un militant, et ce n’est pas bon pour son avancement, pas du tout même. Militant, ça sent le couteau entre les dents, l’intransigeance, voire l’agenda secret. Si le journaliste a des combats, ça ne peut donc être soit que de grandes généralités concernant les libertés publiques, qui souvent hélas ne mangent pas de pain, soit le fact checking compulsif qui tient trop souvent lieu de seule colonne vertébrale aujourd’hui à la profession, de « Décodeurs » en « Désintox ». Entre les deux, on observe un véritable trou noir des combats admissibles. Alors ce point-là est évidemment très important. (...)
on peut à la fois respecter scrupuleusement les faits et avoir des combats véritables. On met dans la tête du public et des journalistes en formation que c’est inconciliable, qu’engagement et scrupule factuel sont incompatibles. Mais ce puissant verrou mental-là, il faut le faire sauter d’urgence justement. Seule notre presse contemporaine, revenue peu à peu dans le poing du capital depuis la Libération, tend à rendre ces deux choses inconciliables.
J’en appellerai à nouveau sur ce point au Jaurès de « l’Humanité ». Ce qui frappe en relisant son premier éditorial, c’est de quelle façon sa très haute conception du journalisme nouait le souci de l’exactitude factuelle à la radicalité de l’engagement, sans que les deux choses apparaissent nullement comme contradictoires. Extrait : « La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue et rabaisse injustement les adversaires, ni qu’on mutile les faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité. » (...)
cette idéologie de la neutralité a une histoire qui est consubstantielle à celle de la presse sous perfusion capitalistique. Aux Etats-Unis, elle naît avec les écoles de journalisme, et cela dès les années 1920. Le journaliste professionnel diplômé est censé acquérir un système parfaitement « neutre » de valeurs – mais évidemment, la grande maestria de ces écoles, c’est d’arriver à faire passer les médias « capitalistes friendly » pour la seule source objective, et de leur fournir au passage les petits soldats adéquats à cette tâche. Il faut observer que ce journalisme-là a pleinement et activement contribué à la dépolitisation entière de la société américaine. Lorsque vous videz de tout contenu politique un journal télévisé, par exemple, vous le rendez ennuyeux et indéchiffrable, simple litanie d’anecdotes sans intérêt ni sens quelconque.(...)
6/ Sixième idée fausse : les journaux sont par définition des forces démocratiques, à défendre quoiqu’il arrive
Sinon c’est le Venezuela où l’on ferme des médias, sinon c’est le trumpisme où un Président injurie des éditorialistes, sinon c’est le poutinisme où l’on retrouve des journalistes morts dans leur cage d’escalier. Cette vision-là d’un journalisme « rempart de la démocratie » s’avère très utile pour couvrir toutes sortes de méfaits des médias dans des pays où les journalistes ne risquent nullement leur peau. Il s’agit vraiment d’un bouclier en carton, un peu obscène même car se cacher derrière des cadavres et des héros quand on ne risque rien est d’une obscénité avérée, mais redoutablement efficace. On l’utilise beaucoup contre la « France Insoumise » en ce moment, qui se serait rendue coupable d’attaques verbales innommables contre les lanceurs d’alerte nés que sont les journalistes français.
. L’un des rares programmes de la présidentielle à avoir proposé une refonte démocratique ambitieuse de tout le système des médias, plutôt que de se borner à réclamer le pansement des chartes éthiques sur la jambe de bois des médias corporate, eh bien c’est justement ce programme-là, celui de la « France Insoumise », que l’ensemble la presse perfusée au CAC 40 a présenté comme potentiellement liberticide et menaçant. Cette opération-là, aussi stupéfiante qu’elle soit, est très classique en fait, là encore l’exemple américain nous précède.
Ainsi les journaux, quoiqu’ils fassent ou disent, revendiquent le statut de remparts démocratiques. L’expérience montre pourtant, à l’inverse, qu’ils peuvent ponctuellement devenir exactement l’inverse. A savoir de véritables nuisances démocratiques.
En contribuant à décomposer l’espace public, ces médias-là préparent pourtant le terrain à de futures violences politiques. J’achèverai ce sixième point par une remarque de Noam Chomsky qu’il ne faut jamais perdre de vue, quand on essaie de se rassurer à peu de frais sur l’innocuité de la presse : « La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’Etat totalitaire. »
7/ Septième et dernière idée fausse : les médias ne peuvent pas grand-chose
Lorsqu’un éditocrate est totalement acculé, c’est généralement la dernière cartouche qu’il tire. Arrêtez avec « les médias » ! Les gens, on ne peut pas leur mettre n’importe quoi dans le crâne. Ils ont « leur libre arbitre » comme le disait un matin avec solennité la responsable de la revue de presse de France Inter, peu après l’élection de Macron. Là encore c’est du complotisme voyons, d’ailleurs « les médias » ça n’existe pas, et puis les médias vous le savez bien, ils sont très divers, et caetera, et caetera, et caetera. Evidemment, on reconnaîtra synthétisées ici, dans cette seule idée, toutes les idées fausses précédemment passées en revue.
Quel sens cela peut-il avoir pourtant de parler de « libre arbitre » pour des individus isolés qui subissent un tel tapis de bombes ? Où trouver les informations pour exercer son discernement quand de tels flux d’opinions vous sont infligés à de si hautes doses ? Il existe certes une grande conscience chez toutes sortes de gens de la menace que fait peser sur leurs libertés un espace public dévitalisé, manœuvré en coulisses par toutes sortes de grandes fortunes du CAC 40 déguisées en philanthropes. Beaucoup plus que chez certains journalistes hélas. Mais au point où nous en sommes, cela ne suffit plus.
Abreuvés de rasades entières de mensonges, et de communication politique, les gens sont en proie à un sentiment d’immense découragement. Beaucoup retournent donc à leur « petite affaire » pour reprendre les mots de Gilles Deleuze (2), et tournent purement et simplement le dos à la politique. C’est ainsi que cinquante ans de luttes sociales peuvent se trouver arasées en un été, la machine médiatique étant là en appoint pour administrer une immense péridurale au pays, à base de boucles de langage vidées de sens, et autres héroïsation d’une fonction présidentielle en réalité dépassée. (...)
oui les médias peuvent beaucoup, et même tout en réalité quand il s’agit de décourager les gens. Et oui, la presse indépendante peut un jour entièrement disparaître. Pas seulement parce qu’un Etat autoritaire fermerait les médias. Mais parce qu’une démocratie aurait laissé sa presse entièrement dévorée par les intérêts privés. (...)
Il est très difficile de ressusciter un espace intellectuel démocratique quand il a été entièrement dévasté, mieux vaut faire en sorte qu’il ne meure jamais. Il est grand temps.