
Ils travaillent jusqu’à 12 heures par jour, payées une misère, par une chaleur accablante qui parfois les terrasse. Tout cela pour ramasser des tomates « 100% italiennes » et « à savourer en famille »… Eux, ce sont les travailleurs migrants exploités par un système quasi-féodal dans le sud de l’Italie. Une fatalité ? Pas pour un groupe de jeunes italiens, qui ont, avec des migrants, créé leur propre production et marque de sauce tomate, « SfruttaZero », avec des conditions de travail dignes et respectueuses de l’environnement. Ils espèrent désormais que leur initiative pourra faire tâche d’huile.
(...) Depuis une vingtaine d’années à Nardò, entre 500 et 1000 travailleurs saisonniers viennent chaque été, comme Adbullah Mohammed, travailler dans les champs des propriétaires terriens le temps de la récolte des tomates – en général du mois de mai jusqu’au mois d’août. Nardò devient alors le point de rencontre entre ces travailleurs migrants, qui viennent principalement d’Afrique de l’Ouest et du Nord, et les producteurs agricoles des communes limitrophes.
Le caporalato, système d’exploitation ancestral
Installés généralement à quelques kilomètres du centre-ville de Nardò, dans ce qui est communément appelé le « ghetto », les travailleurs sont enrôlés chaque jour dans des équipes de 15 à 20 personnes constituées par les caporali. Ces derniers incarnent la figure d’un système d’exploitation ancestral, le caporalato, selon lequel un intermédiaire est missionné par une entreprise agricole pour rassembler la main d’œuvre la moins chère possible et la faire travailler, généralement sans contrat ni protection juridique.
Dans les champs, les conditions de travail sont déplorables (...)
« La langue est la première arme d’autodéfense »
Révoltés par cette situation à quelques pas de chez eux, des militants de la province de Lecce se sont emparés du problème. Ainsi, à Nardò, des activistes, comme les jeunes militants de l’Union des étudiants, créent le comité No Caporalato et commencent à mener les premières actions directes de solidarité dans le « ghetto » où sont hébergés les travailleurs. C’est à partir de ce noyau de militants que va se créer en 2014 l’association Diritti a Sud. Dans la lignée des premières solidarités évoquées, Diritti a Sud agit directement dans le ghetto, auprès de ses occupants.
Des cours de langue sont organisés, une priorité pour Rosa, présidente de Diritti a Sud, spécialisée dans l’enseignement de l’italien aux étrangers, pour qui « la langue est la première arme d’autodéfense ». Un soutien administratif est mis en place afin de faciliter les démarches avec la municipalité. L’association travaille aussi à l’accompagnement psychologique des migrants, « qui portent en eux des blessures très profondes », celles du passé, celles de la brutalité de la vie dans le ghetto.
SfruttaZero, un projet pensé « depuis la base » (...)
Une rencontre avec Netzanet Solidaria, une association de Bari qui privilégie l’action « depuis la base », va leur permettre de donner corps à une véritable alternative. Diritti a Sud adhère alors au projet SfruttaZero, littéralement « Sans exploitation », une initiative qui vise à produire une sauce tomate en respectant les règles juridiques et en luttant contre l’exploitation intensive des personnes et de la terre (...)
En 2015, étudiants, jeunes précaires, activistes et migrants qui composent l’association lancent leur propre production agricole, suivant les conseils du plus âgé d’entre eux, Carlo, un paysan italien au passé militant. Les premiers investissements nécessaires – outils, semences, terre louée à un particulier – sont financés grâce à une somme de 8000 euros recueillie sur une plateforme de financement participatif. Les premiers résultats sont encourageants, avec 2500 bouteilles de 500 grammes produites la première année, et 13 000 la seconde.
Travailler sans être exploité
En 2017, pour la troisième année consécutive, les paysans « anti-exploitation » se sont réunis de mai à août sur un terrain à nouveau loué à un particulier, à quelques kilomètres du centre-ville de Nardò. Cette année, le travail est simplifié par le raccord du terrain au réseau d’irrigation communal, géré par une coopérative. (...)
Ensemble, militants, migrants et bénévoles s’affairent toute la journée. Payés à l’heure - chaque travailleur reçoit un salaire horaire de 7,19 euros nets - et non aux tomates ramassées, ils prennent le temps de bien faire. Les tomates sont cueillies et non arrachées, les pauses à l’abri du soleil sont respectées. Ici, eau et sandwichs sont fournis, ce qui n’est pas le cas dans les exploitations dirigées par les caporali, comme le confirme Gora, un jeune sénégalais de 23 ans : « Avec les capo, c’est un travail de m… Il faut acheter à manger, à boire. Même pour se laver, l’eau est payante ».
A la fois « travailleurs » et « militants » (...)
ils sont une dizaine à avoir travaillé auprès des membres de l’association, et maintiennent des contacts après leur départ de la région, à la recherche de nouvelles opportunités de travail. Quelques autres ont fait le choix de rester et de s’engager, comme Sabri, Mussa ou Muda. Le premier est arrivé en Italie depuis la Tunisie il y a une dizaine d’années, et vient d’obtenir un permis de séjour longue durée. Il vit désormais dans son propre appartement en ville. Mussa, lui, vient du Darfour et a connu un parcours chaotique entre la Libye, l’Égypte, la Turquie, la Grèce, la Sicile et enfin Nardò et son ghetto. Muda parle italien et anglais. Étudiant soudanais, il a quitté son pays après avoir été maltraité pour ses convictions politiques. Aujourd’hui, ils sont sortis du ghetto et vivent à Nardò.
Ils font partie des 25 membres actifs qui composent le noyau dur de Diritti a Sud et du projet SfruttaZero. Le groupe, volontairement restreint, se réunit chaque semaine dans un local à Nardò, souvent pendant des heures, pour décider des orientations de l’association. Les débats sont animés (...)
Droit au chômage et à une protection sociale
Une fois ramassés, les précieux fruits sont transformés au sein d’une coopérative partenaire. A nouveau, le résultat de la production 2017 est encourageant : 12 000 bouteilles de 520 grammes. Les visages des paysans militants sont affichés sur l’étiquette : on y retrouve notamment ceux de Mussa et Sabri. La production est ensuite vendue via des groupements d’achat solidaire, des associations de consommateurs qui défendent les principes d’équité et de solidarité, sur des marchés équitables comme la foire Fa’ la Cosa Giusta, ou encore sur commande directe.
Le prix, trois euros, reflète les coûts réels d’une production qui respecte les règles et les droits humains, et laisse entrevoir l’hypocrisie d’une industrie qui pratique des prix dérisoires, moins d’un euro en supermarché. Bastien, militant français vivant à Lecce, membre lui aussi de Diritti a Sud, insiste également sur une victoire du projet, celle d’avoir réussi cette année à fournir 21 contrats agricoles aux travailleurs, des contrats « qui donnent droit notamment au chômage et à une protection sociale plus importante ». Les années précédentes, les contrats n’étaient en effet que des contrats précaires, moins protecteurs. (...)
Migrants ou jeunes italiens : une génération qui a décidé d’agir
Comme l’explique Bastien, les tomates du projet SfruttaZero permettent à l’association de faire connaître ses autres actions, et de se lier à d’autres militants cherchant également à développer des alternatives. Au niveau régional, Diritti a Sud a rejoint le réseau Salento Kilometro Zero, réunissant des paysans engagés dans la protection du territoire, défenseurs d’une agriculture sans produits de synthèse. Diritti a Sud a en outre adhéré à Fuori Mercato, réseau national rassemblant activistes, chercheurs, hommes politiques, migrants et ouvriers autour des thèmes de la souveraineté alimentaire et de l’agriculture. L’association participe enfin à la délégation italienne de la Via Campesina, mouvement international qui rassemble des millions de paysannes et de paysans opposés à l’agriculture industrielle.
Ces mouvements sont, pour Rosa, le signe que « les choses commencent à bouger », dans un pays où « souvent le découragement l’emporte ». (...)
Ainsi, sur les bouteilles SfruttaZero, chaque visage est aussi celui d’une lutte, celle de migrants risquant leur vie pour travailler, celle de paysans en situation de précarité permanente, celle d’étudiants luttant pour leur avenir, celle d’une génération qui a décidé d’agir face à l’exploitation. Le tout, sur une simple bouteille de sauce tomate.