Depuis les Panama Papers de 2016, on croyait avoir une image assez précise de cette finance de l’ombre qui permet de placer des sommes colossales à l’abri des regards du fisc ou de la justice. Et l’on pouvait penser que les avancées enregistrées en matière de secret bancaire et dans les discussions sur l’imposition des multinationales allaient permettre un net recul du rôle joué par les paradis fiscaux. Mais avec les Pandora Papers diffusés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), l’affaire prend une nouvelle dimension.
Si la fraude et l’évasion fiscales (les deux notions ne peuvent être séparées : si la seconde n’est pas à proprement parler illégale, elle pose tout de même un vrai problème) n’étaient le fait que d’un nombre limité de grandes sociétés mondiales plaçant leur argent dans quelques places financières accueillantes en utilisant un nombre restreint d’intermédiaires et de techniques, il pourrait être relativement facile d’établir des règles de coopération entre États permettant de limiter l’ampleur des fuites, à défaut de colmater complètement les brèches. Malheureusement, il se confirme que ces pratiques sont beaucoup plus répandues qu’on ne l’imagine généralement.
Désolante banalité (...)
Certes, les révélations de ces derniers jours conduisent à braquer les projecteurs sur des personnalités connues –actuels chefs d’État ou de gouvernement, anciens ministres ou ancien directeur général du FMI, milliardaires– mais elles concernent aussi des dizaines de milliers de propriétaires de sociétés, dont 600 Français, dont les noms sont pour la plupart inconnus du grand public. Placer une partie de sa fortune dans des paradis fiscaux est aujourd’hui d’une désolante banalité.
Le 10 juillet, à Venise, les ministres des Finances et les gouverneurs du G20 sont parvenus à un accord sur un texte qui marque le début d’une grande réforme du système international d’imposition des sociétés. Cette réforme comprend deux grands axes (deux piliers, pour employer le langage officiel).
Nouvelles règles du jeu
Le premier concerne les grandes entreprises qui réalisent plus de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et dégagent une rentabilité supérieure à 10%. La partie du bénéfice qui dépasse ces 10% (le bénéfice résiduel) ne devrait pas être imposée dans le seul pays où se fait la déclaration, mais être redistribuée à hauteur de 20% ou 30% dans les pays où l’entreprise réalise son chiffre d’affaires. L’objectif est d’éviter que les multinationales ne transfèrent l’essentiel de leurs bénéfices dans des pays où ils sont faiblement imposés, au détriment de ceux dans lesquels elles exercent réellement leur activité.
Le second axe vise à arrêter la course au moins-disant fiscal : les bénéfices de toutes les entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros devraient partout être imposés au taux effectif d’au moins 15%.
Cet accord pourrait s’appliquer à partir de 2023. Mais de nombreux points restent à négocier, et ce ne sont pas des détails. (...)
Quant au pilier deux, le taux n’est pas encore définitivement fixé, mais il est probable que ce sera 15% et non pas « au moins » 15% comme cela était prévu au départ, et il faudrait qu’il y ait accord sur la base taxable, c’est-à-dire la façon précise dont on calcule le bénéfice imposable. Là, les négociations peuvent être dures. (...)
La concurrence fiscale ne porte pas seulement sur les taux, elle porte aussi sur la plus ou moins grande générosité en matière d’exonération de telle ou telle catégorie de recettes. Des divergences importantes subsistent quant aux règles futures à appliquer pour le calcul d’une imposition minimale.
Rendez-vous à Rome
Les ministres des Finances du G20 devraient se retrouver à Washington en marge de l’assemblée annuelle du FMI à partir du 11 octobre et, à la fin du mois, la discussion aura lieu à Rome au niveau des chefs d’État ou de gouvernement pour entériner l’accord qui aura pu être trouvé... ou pour faire le constat d’un désaccord.
Cette dernière éventualité ne peut être tout à fait écartée tant les positions paraissent encore éloignées à quelques semaines de ce sommet, même s’il faut saluer la position de l’Irlande, qui vient d’annoncer qu’elle accepterait de relever le taux de son impôt sur les sociétés à 15% (elle a été rassurée par l’abandon du « au moins » 15% !). Et l’Estonie a suivi. (...)
Un échec des discussions serait un mauvais signal envoyé à tous les amateurs de paradis fiscaux juste après la parution des Pandora Papers, qui mettent en lumière des comportements condamnables au plus haut niveau de l’État dans plusieurs pays (...)
Mais, même en cas de réussite, un accord mondial sur l’imposition des multinationales ne réglera pas le problème comme par magie. D’abord, il faudra voir comment il sera appliqué : tous les pays signataires ne mettront pas un égal enthousiasme à mettre ses dispositions en pratique. Ensuite, les fuites d’informations répétées, des Panama Papers aux Pandora Papers, montrent clairement que le problème sort largement du cadre des grandes entreprises et concerne une vaste population d’acteurs économiques qui sont prêts à passer par les paradis fiscaux pour une foule de raisons.
Le monde opaque des sociétés offshore
Éviter l’impôt sur les bénéfices ou le payer au taux le plus bas possible est la motivation la plus évidente des multinationales. Mais il en existe d’autres, liées au secret bancaire et au manque de transparence des sociétés offshore : le souci de recycler des capitaux à l’origine douteuse et de ne les faire réapparaître au grand jour que sous la forme d’une société qui ne publie aucune information et dont les propriétaires réels restent dissimulés, de ne pas attirer l’attention sur ses activités, d’échapper à d’autres prélèvements, etc. (...)
Dans ce contexte, on ne peut que se réjouir du fait que la réforme du cadre fiscal dans lequel évoluent les multinationales ait des chances sérieuses d’aboutir dans les prochaines semaines, mais on doit se garder de toute satisfaction excessive. Contrairement à ce qu’on entend dire depuis de trop longues années, les paradis fiscaux, ce n’est pas fini.
Au contraire, même, ils se sont banalisés, diversifiés et adaptés pour offrir une large palette de services à une clientèle aux besoins multiples. Compte tenu du nombre de professionnels qui en vivent et du nombre de leurs utilisateurs, compte tenu du fait que des dirigeants politiques ou des gens qui leur sont proches figurent parmi ces utilisateurs, on peut craindre de grands écarts entre les vertueuses déclarations officielles et la réalité. L’ICIJ aura encore du travail dans les prochaines années : les Pandora Papers ne sont certainement pas les derniers de la série.