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l’insatiable
Si « je suis Charlie », alors « je suis musulman »
Article mis en ligne le 10 janvier 2015

C’est amer ce matin d’ajouter à cette gueule de bois générale. Trentenaires, nous avons grandi avec Cabu et Wolinski. Charlie se passait de main en main sous les tables des salles de classe, c’était le contre-pouvoir où nous réévaluions les cours sur la guerre froide, sur Orwell, et sur l’industrialisation des Pays les Moins Avancés.

Eclipse. Val prend la direction de l’hebdo. On ne l’achète plus que par intermittence, avec un certain recul. De temps à autre, c’est assez drôle. Mais on n’a pas vraiment de goût pour les parti-pris franchouillards. On trouve qu’en des temps où justement le discours ambiant, celui des plateaux télévisuels, des ondes, et des couvertures d’hebdomadaires évoque la « peur de l’islam », et l’incompatibilité supposée des mœurs musulmanes avec l’ « identité française », la presse satirique prouverait mieux son indépendance et sa liberté d’esprit en ne reprenant pas à son compte les susurrements haineux d’un Zemmour, ni les braillements secs d’un Claude Guéant.

Et puis il y a ce coup de tonnerre, ces meurtres violents qui viennent nous saisir.

Prenons garde à l’union sacrée, c’est sur elle qu’on s’appuie pour mener des guerres. Et cela sent déjà la guerre, partout, et qui s’infiltre, avec ses uniformes dans les bâtiments publics, sa vigilance de pirate qui sélectionne, à nouveau, les basanés pour leur examiner de plus près la morale. Le djihad, Mohamed qui me fait l’honneur de m’appeler sa sœur, le définit comme une guerre à mener en soi-même contre les épaves détestables qu’on traîne en soi. Auxquelles terreur et haine font un terreau propice. C’est en quoi cette guerre serait "sainte" ; cela n’a pas grand-chose à voir avec le fait de commettre des meurtres. (...)

J’aimais ces gars, personne ne peut m’en avoir privée, c’est injuste, c’est bouleversant. C’est brutal et ignominieux de les tuer, et les tuer comme cela, à la va-vite, dans la fuite, comme des lâches imbéciles. Et Bernard Maris ! Et Michel Renaud qui était de passage ! Parce qu’évidemment, ce n’est pas Charlie, peu lu, qui fait le plus de mal aux musulmans de France.

Ma copine Dounia, qui a vingt-deux ans, un master d’Arts et Lettres, et des convictions légalistes, a été arrêtée sept fois hier, dans le métro, dans la rue. Elle dit : « J’avais oublié que j’étais arabe ». Quand on est jolie, en général, on peut oublier qu’on est arabe. Sept fois, le rappel est violent. Oh, un type de violence est incommensurable à celui déployé par les ignobles hier. Mais le plan Vigipirate renforcé invite les policiers à s’appuyer sur leurs représentations des suspects pour mener des contrôles. Comment se forme l’idée qu’un policier se fait d’un suspect ? Comme celle de tout le monde : par ce qu’il entend dire, par ce qui se répète à l’envie dans ses cercles et dans les médias, par ce que les gens à qui il accorde du crédit disent. Et donc, Dounia, athée et bonne élève se voit physiquement mise à l’écart de la foule qui circule, pour un contrôle arbitraire, mais pas aléatoire. (...)

ce n’est pas « la liberté de la presse » qui était attaquée, c’est une représentation insuffisante et les assaillants n’était pas des croyants, mais trois crétins furieux, pauvres d’esprit, qui ne distinguaient rien.

« Nous sommes Charlie » et « nous n’avons pas peur » affichent les manifestants sur la place de la république. Nous sommes en effet, collectivement, du parti de ceux qui parlent, disputent, échangent et raisonnent et s’interdisent l’assassinat. Nous sommes de ceux qui distinguent entre les représentations haineuses de l’Autre et sa réalité. Nous sommes plutôt de la raison, qui filtre, pèse, évalue, et de l’accueil à l’autre. Et le slogan admirable de la place de la république hier, « pas d’amalgame », on peut le porter hautement. (...)

« nous sommes Charlie », depuis hier, ce n’est pas que nous nous crisperions sur une identité où vin et saucisson tiendraient la première place, c’est que nous croyons qu’il est possible de parler sans se laisser impressionner par quelque pouvoir que ce soit. C’est parce que nous nous efforçons de garder l’esprit clair, et l’action cohérente - ce qui est une façon de mener le djihad intérieur. Autrement dit, si on peut affirmer par les temps qui courent que « nous sommes Charlie », c’est pour ajouter immédiatement après : "car nous sommes musulmans".