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« Silence, des ouvriers meurent » : autour du traitement médiatique des accidents du travail
Article mis en ligne le 27 juillet 2021

Sur le compte Twitter « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie en collège, s’attèle à un recensement des accidents du travail. Réalisé essentiellement à partir de la presse locale, il s’accompagne souvent d’interpellations de la ministre du Travail : Muriel Pénicaud de mai 2017 à juillet 2020, et Élisabeth Borne depuis. Parallèlement, Matthieu Lépine publie sur le blog « Une histoire populaire » des portraits de victimes, des bilans statistiques et ponctuellement, des analyses complémentaires. Enquête, recoupement, spécialisation, mise en perspective : des méthodes qui ne sont pas sans rappeler celles du (bon) journalisme, que revendique d’ailleurs en partie l’auteur contre les défaillances des médias traditionnels. C’est qu’à l’origine de ce travail résonne un cri de colère : « Face à l’indifférence des médias, soyons notre propre média ». Nous avons voulu en savoir plus.

(...) Matthieu Lépine : Inévitablement, j’ai besoin que des journalistes aient fait un minimum de travail pour pouvoir faire mon recensement. Ce qui me permet aussi de constater que le traitement journalistique n’est absolument pas satisfaisant. D’abord, parce que la plupart du temps, les articles sur lesquels je m’appuie sont des brèves, dans lesquelles on a très peu d’informations sur les circonstances de l’accident, et tout aussi peu sur la victime… Il n’y a jamais de suivi sur le fond. (...)

Et on en vient à un problème essentiel : le terme « accident du travail » n’est quasiment jamais employé dans ces articles, comme si le mot était tabou. Or, il existe bien une définition, qu’il suffirait d’utiliser : à partir du moment où un accident survient par le fait ou à l’occasion du travail, c’est un accident du travail. Mais comme le mot n’est jamais employé, il y a une espèce de flou qui s’installe. Et quand je contacte des journalistes pour avoir des éclaircissements, savoir si le travailleur bûcheronnait dans un cadre privé ou professionnel, ils ne sont pas capables de me répondre. On me dit « je me renseigne », mais le renseignement n’arrive pas.

Donc c’est vrai que des articles existent, et rien que pour ça, ils sont importants, mais ils ne permettent pas du tout de rendre compte de la réalité de ce problème. En définitive, les grands médias considèrent qu’un accident du travail, c’est un fait divers. (...)

Il faudrait pourtant pouvoir le considérer comme un fait social, dans la mesure où ça arrive tous les jours, partout en France, dans tous les corps de métier : selon les chiffres « officiels » dont on dispose, on parle de plus de 650 000 victimes par an, ça mériterait quand même qu’on s’y intéresse un peu plus que ça. (...)

Donc peu d’enquête, peu de reportage. Ce genre d’angle et de traitement superficiel pose la question des sources des journalistes : savez-vous auprès de qui ils obtiennent leurs informations ?

La plupart du temps, c’est la police, les pompiers, et les urgences. Tel que ça m’est présenté, et pour avoir eu beaucoup de journalistes au téléphone, la routine de travail en fin de journée consiste à faire la tournée des commissariats, des casernes ou des urgences par téléphone, et voir ce qui en ressort. C’est aussi pour ça que c’est souvent très peu détaillé : l’information arrive par ce canal, est reproduite, et s’arrête aussitôt. (...)

Dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis, où de grosses entreprises ont des chantiers un peu partout, je constate que les accidents du travail ne sont pas ou peu médiatisés. (...)

Il y a aussi sans doute une omerta chez ces grandes entreprises, qui ne se bousculent pas pour diffuser l’information. Et ce n’est pas basculer dans une quelconque théorie du complot que de le dire.

Plus généralement, on peut dire qu’en dehors de ce type d’accident, et même si Le Monde a pu dernièrement faire trois ou quatre pages de dossier, aucun journal national ne se distingue vraiment sur ce sujet, aucun n’en fait une thématique centrale accompagnée d’un travail régulier. La couverture va être au contraire très rare et très ponctuelle. (...)

Évidemment, il y a pléthore de sujets, et les journalistes ne peuvent pas parler de celui-ci tout le temps… mais encore une fois, au moins 650 000 victimes reconnues, 600 morts, voire bien au-delà des 1 000 morts si l’on ajoute les suicides liés au travail, les maladies professionnelles, etc. : je ne trouve pas que ce soit un petit sujet, ni qu’il mérite d’être traité une fois par an. Beaucoup de gens me disent qu’ils ne pensaient pas qu’il y avait autant de morts. Ce n’est pas qu’ils sont idiots, c’est qu’ils ne sont pas (ou mal) informés.

C’est différent dans la presse spécialisée et dans les médias alternatifs indépendants : Bastamag, par exemple, s’y intéresse très souvent ; de son côté, Le Média a décidé de faire régulièrement un « focus » sur une victime d’accident du travail, etc. Dernièrement, L’Humanité a publié un dossier sur Amazon et le recours au travail intérimaire, qui pèse près de 60% dans les entrepôts. Dans cette enquête, il est ressorti qu’il y avait plus de 1 000 accidents par an chez Amazon France Logistique, c’est-à-dire plus de trois par jour ! Là encore, l’information n’a pas beaucoup circulé. Ouest France ou d’autres ont pu reprendre les données de L’Humanité, mais on a parfois l’impression que si on ne fait pas le travail à leur place, les grands médias n’iront pas chercher eux-mêmes l’information. (...)

Avez-vous des observations quant aux choix des interlocuteurs sélectionnés par les médias pour s’exprimer sur la question du travail et des accidents du travail ?

On peut entendre des représentants syndicaux parce que ce sont souvent ceux qui alertent, et encore, c’est assez restreint. À une époque, l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche était assez médiatique, et revenait beaucoup sur cette question, moins maintenant. Au-delà de ça, qui va-t-on faire parler ? Lorsqu’il y a une affaire en cours, le procureur, qui va donner l’avancée de l’enquête. Et lorsqu’un article relate un procès, on entendra les avocats des uns des autres, parfois le patron, mais très rarement les familles de victimes ou les victimes elles-mêmes. (...)

Je me souviens de l’exemple de François Ruffin qui, à l’époque où il était journaliste à plein temps, avait fait une enquête sur onze ans, qui a même donné naissance à un livre, Hector est mort [3]. L’enquête portait sur un jeune, mort sur un chantier d’insertion de la Citadelle d’Amiens. François Ruffin avait mené le travail aux côtés de la famille durant les semaines et les mois qui ont suivi, jusqu’au procès. Ce genre de « huis clos » est un regard qu’on a vraiment très rarement. Et ça a des incidences : clairement, le lecteur ne perçoit pas les mêmes choses. Toutes les semaines, des formateurs en sécurité me contactent pour me dire qu’ils utilisent la recension, qu’ils la montrent aux jeunes pour qu’ils prennent conscience des risques de monter sur un toit, d’utiliser telle ou telle machine. Voir une image d’un jeune de leur âge qui est mort, ça touche, et l’image, on la garde. Franck Page, je m’en souviendrai toute ma vie : il est jeune, il sourit, et il est mort traîné sur dix mètres par un camion en livrant de la nourriture à quelqu’un qui n’avait pas envie de se bouger. (...)

Concernant la question du contrat ou du statut par exemple – est-ce que c’était un intérimaire, un apprenti, etc. – c’est extrêmement rare que ce soit abordé. Ce qui en ressort donc la plupart du temps, c’est l’idée d’une fatalité. Les titres de presse jouent également ce rôle : « un ouvrier se tue », « un ouvrier s’est tué sur un chantier ». Je n’en peux plus de lire ce genre de titres, parce qu’on a l’impression que c’est de sa faute ! Un ouvrier qui est écrasé par un camion, il ne « s’est pas tué », il a été tué. Combien d’entreprises sont en plus reconnues coupables d’homicide involontaire ? Donc oui, c’est le récit de la fatalité : l’ouvrier a chuté, il y aura toujours des ouvriers qui chuteront… Mais peut-être que s’il y avait eu un filet de sécurité, s’il avait été attaché, s’il avait été encadré, etc. il ne serait pas mort. Mais on évite de rentrer dans de tels considérants parce que… c’est trop compliqué ? Le « reste », soit l’essentiel, est laissé à l’Inspection du travail ou à la Justice. (...)

Justement, vos rencontres avec les journalistes ont-elles été l’occasion d’échanges critiques autour du traitement médiatique des accidents du travail ? Quelles ont été leurs réactions, et quel regard portent-ils sur l’information qu’ils produisent et la manière dont ils la fabriquent ?

Ils ne s’en cachent pas… J’ai pu avoir beaucoup de discussions avec des journalistes qui me racontent que quand ils arrivent pour proposer une pleine page sur les accidents du travail, on leur répond : « Vous ferez une interview de trois questions avec votre "gugus" qui a son compte Twitter, et on s’arrête là » ou « le sujet n’est pas vendeur », etcetera. Je peux aussi entendre parfois des journalistes me dire qu’« il n’y a pas d’actualité sur le sujet ». Il faut être gonflé pour dire ça quand on sait que l’actualité est présente tous les jours ! (...)

Tous les jours, quelqu’un est mutilé par une machine, tous les jours, quelqu’un meurt au travail. « L’actualité », il faut être aveugle pour ne pas la voir…

Chez beaucoup de journalistes, il y a également un manque total de connaissance sur la thématique.

(...) certains journalistes me disent qu’ils se heurtent à un mur quand ils veulent obtenir des informations du ministère du Travail. Ils n’arrivent pas à avoir de chiffres ou de données.

Du coup, ils se tournent vers moi, certains vont presque jusqu’à me faire des commandes du genre : « Est-ce que vous pouvez réussir à prouver qu’il y a plus d’accidents depuis le déconfinement ? »… Quand j’ai commencé le compte Twitter, j’ai bien vu la rapidité avec laquelle le travail s’est diffusé – j’ai aussi fait effet « nouveauté » – et j’ai reçu un certain nombre d’appels de journalistes. L’un d’entre eux m’a même demandé si j’étais un lanceur d’alerte ! Mais mon travail est très limité et dépend de beaucoup de facteurs (est-ce que les journalistes s’y seront intéressés ? est-ce que je l’aurai moi-même vu passer ?) : je recense 1 000 accidents par an, et si on prend les données de l’Assurance Maladie, c’est au moins 650 000… Donc mon travail est un « zoom » qui met la lumière sur un problème, mais il faudrait des enquêtes plus larges. Et c’est vrai que personne ne fait le travail de visibilisation en France, qu’il y a très peu de chiffres et que ceux dont on dispose, comme ceux de l’Assurance Maladie, comportent des limites. Pourquoi n’y a-t-il pas un Observatoire des accidents du travail, qui, sans concurrencer l’Inspection du travail, mènerait un vrai travail de fond et statistique sur la question ? (...)

Le dernier problème que je voulais pointer, c’est celui de la saturation et la hiérarchie de l’information. Une poignée de sujets prennent beaucoup de place, et il y a peu d’espace pour le reste. Les accidents du travail font partie du « reste ». Sans compter l’agenda qui se bouscule. (...)