
En Irlande, des sous-traitants d’Apple sont chargés de retranscrire nos conversations privées via l’assistant vocal Siri, implantée dans nos téléphones. Et tout cela, en toute impunité. L’une de ces “petites oreilles”, Thomas Le Bonniec, lance l’alerte.
Le son existe-t-il sans oreilles pour l’entendre ? Au troisième millénaire, nous parlons de plus en plus à nos appareils quotidiens. Pour leur dicter, d’une injonction de la voix, une liste de courses ou pour leur demander la météo du jour. Où s’agglomèrent ces petites grappes de mots, s’il n’y a pas d’ouïe pour recevoir notre parole ? Thomas Le Bonniec le sait : pendant quelques mois, il a été à l’autre bout du fil, chargé de prêter attention à la vie des autres. « Je ne suis pas la Stasi, jure-t-il. Apple, en revanche… » Très officiellement, Siri, l’assistant vocal maison, est « une entité non humaine dont le rôle est d’aider les individus à accomplir des tâches avec aisance, efficacité et plaisir ». Plus prosaïquement, c’est une intelligence artificielle, perfectible, qu’il faut nourrir et entraîner. Manuellement. Grâce à des individus dotés d’un libre arbitre, capables de dire non. Comme Thomas Le Bonniec. (...)
Recruté comme un agent secret, il signe d’abord une clause de confidentialité. Passe un test, la simple retranscription d’un enregistrement audio, niveau collège. Il décroche le job, qu’on lui promet « minutieux et répétitif ». La paye n’est pas indigne, 2 600 euros brut mensuels, mais taxée à 40 %. Le 12 mai, il s’envole pour Cork, à deux heures de route de Dublin.
La deuxième ville du pays accueille depuis 1980 un campus d’Apple. (...)
GlobeTech, son employeur, est un sous-traitant anonyme dont le rôle est de soulager les plus gros que lui. Dans un siège à la moquette usée mitoyen de l’aéroport, les locaux se remplissent à vue d’œil. « D’une petite dizaine, nous sommes passés à quatre-vingts en quelques mois », raconte-t-il. La mission de cette main-d’œuvre discrète et bon marché : écouter les conversations d’utilisateurs avec Siri, et les décomposer, mot à mot, lettre par lettre, pour perfectionner le compagnon (...)
« En additionnant tout, je suis arrivé à une moyenne basse de cent millions d’enregistrements par an », explique Le Bonniec. Ce n’est pas encore la NSA, la plus confidentielle des agences de renseignement américaines, mise à nu par le lanceur d’alerte Edward Snowden en 2013, mais on s’en approche. (...)
Dans l’open space, les petites oreilles, moyenne d’âge moins de 30 ans, sont contrôlées en permanence par un superviseur, terrifiées à l’idée d’une convocation dans le bureau du « contremaître », synonyme généralement d’un licenciement immédiat. « Tout le monde était là faute de mieux. Personne ne fait ça par vocation. Mon voisin d’en face a tenu deux jours : il n’est jamais revenu », se souvient Thomas Le Bonniec. Sous leur casque, c’est le grand défilé des intimités. Un enfant parle à sa tablette-doudou, une femme apprend que sa mère a fait une fausse couche avant de la concevoir, une autre évoque sa sclérose en plaques. Sans jamais se douter qu’à quelques milliers de kilomètres de là, huit heures par jour, le cerveau de Thomas consigne ces moments volés. Ses journées sont constellées d’enregistrements involontaires, le vrombissement d’un moteur, le fond d’une poche, le brouhaha d’un restaurant. Certains esprits — ceux qui se croient les plus malins — demandent à Siri d’arrêter de les épier. Ils pensent savoir. S’ils savaient vraiment l’amplitude de ce Watergate domestique. (...)
Fin mai, Thomas Le Bonniec écoute la piste de trop. Un enregistrement pédophile : « Ce boulot rend tellement mou que j’ai craqué à retardement. À la fin de la journée, je suis allé avertir mon superviseur. En rentrant chez moi, j’étais furieux contre moi-même, de m’être retrouvé dans une position pareille. » Le lendemain matin, au petit déjeuner collectif, sa hiérarchie lui propose un soutien psychologique par téléphone. « Je suis tombé sur une standardiste dont la seule fonction était de déterminer si j’étais suicidaire », se remémore-t-il. Pour la sociologue américaine Sarah T. Roberts, qui a consacré une enquête aux « nettoyeurs du Web » chargés de la modération des grandes plateformes, ce tableau est tristement familier. « Le burn-out est le modèle économique de ce travail », tonne-t-elle. Depuis plusieurs années, elle s’intéresse aux risques psychosociaux qui pèsent sur cette main-d’œuvre sacrifiable. (...)
C’est un cas d’école, estime son avocate, Me Eléa Bataille. Apple fait du respect de la vie privée un argument commercial et un avantage concurrentiel. Y aura-t-il une sanction ? Ces dérives ont duré pendant des années, Thomas ne veut pas qu’elles restent impunies. » Inspiré — et conseillé — par Max Schrems, cet étudiant autrichien devenu le meilleur ennemi de Facebook à force d’être procédurier, le barbouze éphémère fait désormais le tour des eurodéputés pour qu’ils demandent des comptes au nom du Règlement européen sur la protection des données (RGPD). (...)