
« Nous sommes coupables dès que nous nous levons le matin », écrit l’écrivaine Nancy Huston. Que l’on boive un jus d’oranges — d’où viennent les fruits ? —, pianote sur notre smartphone ou enfile un T-shirt made in Bangladesh, nous sommes accrocs à des milliers de produits criminels à l’apparence innocente. Prêts pour un nettoyage éthique ?
D’ores et déjà, par exemple, nous savons que notre besoin irrépressible et impérieux de nous (passez-moi l’expression) torcher le cul avec une substance douce et agréable a entraîné des catastrophes – notamment au Brésil – car notre PQ est fait de cellulose, c’est-à-dire d’eucalyptus. Un végétal dont les plantations en monoculture ont nécessité la déforestation de grands pans de l’Amazonie, ce qui a causé le déplacement forcé des populations autochtones qui habitaient ces forêts et favorisé les terribles incendies de 2019. Ce savoir, trop abstrait apparemment, ne nous a nullement empêchés de nous précipiter massivement dans les supermarchés dès le début de la crise du coronavirus pour acheter des stocks importants de papier toilette afin de s’assurer au moins d’une chose : qu’après avoir fait caca, nous allions pouvoir nous essuyer avec une substance douce et moelleuse jusqu’à la fin des temps — jusqu’à l’Apocalypse !
Même en dehors du Covid-19, il en va de même depuis longtemps pour nos T-shirts, caleçons, chaussettes et autres sweat bon marché. Savoir que notre marque préférée fait fabriquer ces habits dans des usines surchargées et insalubres au Sri-Lanka, au Bangladesh ou en Inde, usines qui, ponctuellement, s’effondrent ou explosent, emportant la vie de centaines de travailleurs (dont on découvre après coup qu’une forte proportion étaient mineurs), nous choque, certes, mais pas suffisamment pour nous détourner de la marque en question, tellement nous en apprécions les bas prix.
Savoir qu’avant d’aboutir dans notre assiette sous forme de fins délices apprêtés à la sauce Bocuse ou dans notre boîte en polystyrène sous forme de Big Mac, les vaches, cochons, poulets, canards, moutons, lapins, chèvres, veaux, chevreaux et autres agneaux ont été coincés, serrés, frappés, bousculés, bourrés d’hormones, qu’ils ont vécu dans des conditions puantes, tuantes, irrespirables, depuis leur conception jusqu’à leur massacre, ne nous empêche pas de continuer de les acheter, de les apprêter et de les avaler. (...)
Les riches exploitent, affament, et assassinent les pauvres et rendent les classes moyennes accros à des milliers de produits criminels (...)
Savoir — ô, ce sera mon dernier exemple car au fond nous connaissons la chanson et n’aimons pas trop l’entendre — que la fabrication de nos sympathiques petits smartphones empêche des centaines de milliers de jeunes Chinoises de poursuivre leur scolarité au-delà de l’adolescence, et contribue, en raison des mines de coltan en République démocratique du Congo, à rendre interminable une guerre civile ayant causé six millions de morts et des millions de viols... ne nous incite pas à renoncer aux plaisirs que nous procurent nos précieux portables.
Sous nos yeux, à notre corps défendant, le monde est devenu cette grosse boule d’interdépendances maladives, où les riches exploitent, affament, et assassinent les pauvres et rendent les classes moyennes addicts de milliers de produits criminels à l’apparence innocente. (...)
Tout en nous affranchissant fièrement des dogmes de la religion, nous nous sommes fabriqués un péché originel bien à notre image : insidieux, omniprésent, hégémonique.
Nettoyage éthique ? Vaste programme, dirait De Gaulle. Tâche redoutable, à côté de laquelle les sept travaux d’Hercule paraissent un jeu d’enfant.