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Sortir de l’oubli les hussardes noires de la République
Jean-Paul Delahaye, Séduction (1881) ou la question laïque au cœur de l’actualité, in Hector Malot, l’écrivain instituteur (direction Christa et Jean-Paul Delahaye), paru dans la revue Cahiers Robinson n° 45, Artois Presses Université, 2019.
Article mis en ligne le 6 mars 2021
dernière modification le 5 mars 2021

Les femmes sont les oubliées de la laïcisation de l’école. L’historien François Jacquet-Francillon le relève, qu’on célèbre « les hussards noirs de la République en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices, est une sorte de scandale historiographique ». Le roman « Séduction » d’Hector Malot paru en 1881 est de ce point de vue un témoignage de première main.

Le 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes, approche.

Je saisis cette occasion pour rappeler le rôle majeur des premières institutrices laïques. Ce rappel est nécessaire (...)

Le roman Séduction (1881) d’Hector Malot, la question laïque au cœur de l’actualité

Travailler sur ce roman me paraissait d’autant plus utile que pour décrire la situation particulièrement difficile des premières institutrices laïques, la référence est jusqu’à présent le roman « L’institutrice de province » de Léon Frapié, publié en 1897. L’auteur y raconte l’histoire de Louise Chardon, jeune institutrice très investie dans son métier mais qui se heurte aux nombreuses difficultés que peut rencontrer une institutrice laïque dans un village à l’époque : hostilité du curé, des notables, mais aussi manque de soutien de ses supérieurs, de ses collègues, des parents, etc. Rien ne lui est épargné et sa vie devient une sorte de martyre. En mai 1897, le critique littéraire Francisque Sarcey[2] publie un compte rendu du roman de Frapié dans les Annales politiques et littéraires. Il demande à cette occasion à ses lectrices institutrices de lui écrire pour lui dire « si tout ce que dit M. Léon Frapié est vrai »[3]. Sarcey reçoit des dizaines de réponses qui témoignent de la justesse du roman[4]. Mais, ni à ce moment ni plus tard, il n’est fait mention du roman d’Hector MALOT, Séduction, paru pourtant 18 ans auparavant, qui évoque le même sujet[5]. Cet oubli est d’autant plus étonnant et injuste que ce roman de Malot très documenté est au cœur de la mise en œuvre de l’école républicaine au temps de Jules Ferry et que c’est un roman engagé qui soutient la position du gouvernement républicain en matière de laïcité. (...)

Le contexte politique

Trois ans après le succès considérable du roman Sans famille, le roman Séduction paraît en feuilleton, dans le quotidien Le Siècle. Hector Malot précise dans Le roman de mes romans que Séduction « a été écrit du 1er avril 1881 au 4 juillet »[6] et publié dans le journal du 15 avril au 9 juillet 1881[7]. C’est une information de première importance qui indique que l’auteur écrit son texte avec seulement quelques jours d’avance sur sa parution et que son roman est lu en pleine actualité scolaire et politique : vote et promulgation de la loi sur la gratuité de l’école, le 16 juin 1881 ; discussion au Sénat du projet de loi sur l’obligation et la laïcité de l’école primaire qui sera votée le 28 mars 1882. Le moment est donc très sensible. Jules Ferry est pendant cette période président du conseil et ministre de l’instruction publique. Les républicains n’ont la majorité que depuis peu de temps à la Chambre des députés et au Sénat et leur majorité est fragile. La campagne électorale bat son plein car les élections législatives sont prévues les 24 août et 4 septembre 1881, quelques semaines donc après la parution du feuilleton, et ces élections ont une issue incertaine.

Un mot sur le journal Le siècle, qui est un journal voltairien, anticlérical qui combat le catholicisme politique mais qui n’est pas antireligieux. Il est donc sur la ligne des républicains modérés.

Le résumé et les sources d’inspiration du roman (...)

Nous avons donc quelques repères historiques pour étayer l’hypothèse que j’avance : le roman de Malot est, 18 ans avant celui de Frapié, une chronique particulièrement bien informée de la vie difficile d’une institutrice laïque au temps de Jules Ferry. L’écrivain lui-même nous dit qu’il a beaucoup travaillé pour préparer son roman et nous livre des informations précieuses sur l’ambiance de l’époque : « Aucun de mes romans ne m’a autant que celui-là donné de peine pour obtenir des réponses un peu précises de ceux que j’avais à questionner. On cause peu dans le monde de l’instruction primaire, et le long esclavage dans lequel son personnel a été maintenu sous tant de régimes divers, mais pour lui toujours le même, lui a laissé des habitudes de prudence que son origine, paysannesque chez le plus grand nombre, n’a fait qu’aggraver. Que gagne-t-on à parler ? Qui sait de quoi demain sera fait ? Je n’aurais pas rencontré en province des instituteurs et des institutrices émancipés par la retraite qui les mettait à l’abri de retours offensifs, que j’aurais dû m’en tenir à mon observation personnelle, et ce n’aurait pas été suffisant »[11].

L’école primaire en 1881 à travers le destin d’une institutrice laïque (...)

Avec les lois Ferry de 1879, 1881, 1882 et plus tard Goblet de 1886, les institutrices forment en principe un seul corps avec les instituteurs, mais les grilles de salaires sont différentes et au désavantage des femmes[12]. L’école primaire est encore peu valorisée à l’époque, y compris dans le roman de Malot par l’inspecteur d’académie lui-même, un universitaire, qu’Hélène va voir pour obtenir un poste. Cet inspecteur d’académie « était un universitaire qui avait la religion de l’université, mais qui n’avait qu’en très petite estime l’enseignement primaire (120)… Qu’on enseignât à des petits bourgeois de huit ans à décliner ROSA, on était quelqu’un : un bon humaniste, pensez donc ! Mais qu’on apprît à des petits paysans à conjuguer finir ou à répéter un nombre autant de fois qu’il y a d’unités dans un autre nombre donné, la belle affaire en vérité ! » (121).

On sait que les enseignantes du primaire sont alors le plus souvent des filles de classes moyennes modestes, de commerçants, de petits fonctionnaires, alors que les instituteurs viennent principalement de milieux ruraux ou ouvriers (...)

Jules Simon, dont Malot a été un proche, décrit fort bien la situation de ces femmes en 1865 : « de malheureuses jeunes femmes que la perte de leur mari ou la destruction de leur fortune ont déclassées »[14].

En quelques mots, Malot résume la question qui se pose aux enseignants de l’époque : « Comment obtenir cette nomination de maîtresse d’école. Elle n’en savait rien. A qui s’adresser ? Quels titres faire valoir ? » (88).

C’est l’occasion pour Malot de dresser un portrait peu avenant de l’administration de proximité (...)

 « Vous comprenez donc que le pays est partagé en deux. D’un côté, ceux qui veulent l’instruction par les sœurs. De l’autre, ceux qui la veulent par une laïque. Les partisans des sœurs ce sont les bourgeois, les gens riches ; l’ancien Yvranches, celui qui possède la terre ; les partisans de l’institutrice laïque, ce sont les représentants des ouvriers… Et c’est en pleine lutte, en guerre de religion que tombera l’institutrice qui arrivera à Yvranches. (211).

Malot se fait ici le chroniqueur bien informé de la situation vécue dans beaucoup de communes en 1881. Nous avons en effet relevé que le numéro du Siècle du 3 juin 1881 publie, le même jour, à la fois le feuilleton dont je viens de citer un passage et, deux pages plus loin, le compte rendu de la première délibération, la veille au Sénat, sur le projet de la loi sur l’obligation et la laïcité. Et on peut y lire cette mise en garde d’un sénateur si les républicains persistaient à vouloir ouvrir des écoles laïques : « L’orateur dit qu’il se produira un grand mouvement en France et que les écoles libres seront fondées dans beaucoup de centres ». C’est très exactement ce qui se passe dans le roman Séduction. (...)

le roman de Malot est ici parfaitement en phase avec la majorité républicaine modérée[16], conduite par Jules Ferry au même moment au Sénat. Une position équilibrée difficile à tenir car elle suscite deux types d’opposition : celle des anticléricaux antireligieux qui veulent un combat contre la religion ; celle des catholiques conservateurs qui ne veulent pas céder un pouce de terrain sur le pouvoir exercé par la religion catholique dans le monde politique. (...)

Hector Malot dépeint alors avec précision les manières sournoises, violentes, et donc bien peu charitables, utilisées par l’Eglise pour préserver sa position dans l’enseignement primaire. (...)

Les élèves au cœur de la guerre livrée par l’église à l’école laïque

Comme cela se passe dans beaucoup de communes de l’époque, l’école confessionnelle et l’école laïque se disputent les élèves. (...)

 : « c’était une chose à la mode de soutenir que l’instruction conduisait à tout, en réalité, elle ne conduisait qu’à l’erreur si elle n’était soutenue par l’enseignement des vérités éternelles, qui pouvait donner cet enseignement si ce n’est ceux qui en étaient nourris et qui chaque jour pratiquaient ce qu’ils enseignaient avec une foi ardente ? Comment confier ses enfants à celles qui vivent dans l’erreur ? Quelles garanties offrent-elles ? D’où viennent-elles ? Que sont-elles ? » (292-293).

Toujours très documenté, Malot passe alors en revue plusieurs situations de retrait d’enfants de l’école publique et montre ainsi le travail de sape souterrain du vicaire et des cléricaux. (...)

Conclusion

Compte tenu de la qualité de sa documentation, le roman Séduction de Malot, est incontestablement un document précieux pour les historiens. Dans le temps même où sont votées les lois laïques, le roman Séduction attire l’attention sur la condition d’une femme au travail et sur la vie difficile d’une institutrice au moment de la création des écoles laïques dans des communes divisées politiquement et religieusement. Document précieux aussi car les femmes ont été et sont encore pour une part les grandes oubliées de la laïcisation de l’école. (...)