
Livres et articles se multiplient : on n’a jamais autant parlé de souffrance au travail. Mais ce nouveau « mal du siècle » ne fait pas que des victimes : pour les vendeurs de papier et les consultants spécialisés, il représente même une poule aux œufs d’or qui n’est pas près de s’épuiser, elle...
Quand paraît Germinal, en 1885, il se trouve de ventripotents bourgeois – hommes de pouvoir ou gens de plume – pour crier à l’exagération, au mensonge, à la manipulation. Allons donc ! Les conditions de travail des mineurs ne peuvent être si dures que l’écrit Zola ! Les mines sont de chouettes endroits où exercer son labeur ! Et promis, on ne s’y épuise pas plus qu’on n’y meurt précocement ! Quant à l’alcoolisme, à la misère et à la féroce usure des corps, ils ne règnent nullement en maîtres sur les corons ! Etc., etc. À l’un de ces zélotes patronaux, tâcheron au Figaro (déjà !), Émile répond point par point. Et l’écrivain d’insister : « Qu’on veuille bien consulter les statistiques, se renseigner sur les lieux, et l’on verra si j’ai menti. Hélas ! J’ai atténué. La misère sera bien près d’être soulagée, le jour où l’on se décidera à la connaître dans ses souffrances et dans ses hontes. »
Avalanche de mots sur les maux
Mutatis mutandis. Les choses ont bien changé depuis 1885. On ne meurt plus à 16 ans dans les boyaux obscurs d’une mine. Et il ne se trouve plus grand monde pour contester l’existence de la « souffrance au travail ». Au contraire, elle est partout dans les médias, soulignée, brandie, clamée – même dans les colonnes du Figaro. Très souvent traitée sous l’angle du burn-out (anglicisme branché pour dire l’épuisement professionnel), elle s’affiche désormais en Une et s’étale de page en page. Les couvertures s’enchaînent, de Psychologie Magazine (« Êtes-vous au bord du burn-out ? », mai 2015) au Nouvel Obs (« Comment éviter le burn-out – Plus de trois millions de Français sous pression sont menacés », mai 2014), en passant par Sciences Humaines (« Travail, du bonheur à l’enfer », novembre 2012), Libération (« Burn-out – Labeur au ventre », mai 2015) et même L’Éveil de Pont-Audemer (« Souffrance au travail – Quand les salariés pètent les plombs », mars 2016). Un nouveau marronnier, qui rejoint les classiques du genre (vin, immobilier, francs-maçons, etc.), thèmes supposément vendeurs plébiscités par les news-magazines. La souffrance au travail permet d’écouler du papier. Il y a un an, Christophe Barbier, immuable directeur de rédaction de L’Express, expliquait ainsi que le dossier consacré par son magazine au sujet (« Le burn-out, nouveau mal du siècle », janvier 2014) avait entraîné une augmentation des ventes de 20 à 30 %. Jackpot !
En librairie, pareil. Des livres comme s’il en pleuvait (...)
Quelle profusion ! Au moins, tout le monde est d’accord : le travail, c’est pas la santé.
Cadres sup ou ouvriers, même galère ?
De ce raz-de-marée de témoignages, multiplication des cris de douleur et constat unanime, il n’émerge pourtant pas grand-chose. C’est que la souffrance au travail est devenue l’ordre du monde, sujet dont s’emparent chacun et chacune, quel que soit son niveau hiérarchique, son rang social et sa capacité de nuisance professionnelle. (...)
Après tout, la souffrance n’est-elle pas encore plus forte en haut de l’échelle, là où les responsabilités sont si lourdes ? Bien sûr que si, à en croire l’ex-ministre de l’Économie, Emmanuel Macron : « La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié, déclarait-il en janvier dernier. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » Chienne de vie…
Un mois plus tard, c’était au tour du Nouvel Observateur de verser quelques larmes sur le triste sort de ceux d’en haut (...)
Un marché pas vraiment en souffrance… (...)
« Spécialiste du sujet de l’épuisement professionnel, au sein d’entreprises de tous secteurs, je forme, je sensibilise, j’accueille les salariés en souffrance et je mets à votre disposition mon expertise sur les risques psychosociaux pour mettre en place un plan de prévention de ces risques. » Un signe des temps : tout se vend, même la souffrance.
Voilà peut-être le seul réel changement induit par ce raz-de-marée de plaintes et de témoignages : la création d’un marché de la souffrance au travail. Un secteur en plein boom, où grenouillent les coachs spécialisés, éditeurs et journalistes, psychologues du travail, consultants en stress et autres experts en management. Autant de professionnels qui n’ont aucun intérêt à ce que prenne fin la souffrance (réelle) qu’endurent des millions de salariés au bas de l’échelle. De quoi vivraient-ils, sinon ? (...)