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Stratégies de désinformation et de diversion de Pékin sur la question ouïghoure
Vanessa Frangville, Professeure en Études chinoises à l’ULB et directrice du centre de recherche EASt sur l’Asie de l’est, pour Carta Academica
Article mis en ligne le 17 mai 2021

Depuis 2018, la répression de Pékin dans la région ouïghoure fait l’objet d’un traitement médiatique inédit, renforcé au cours des derniers mois du fait de l’intervention de personnalités politiques interpelées par un nombre croissant d’ONG, d’activistes et de membres de la diaspora ouïghoure. Cette mobilisation a abouti à la reconnaissance d’un génocide dans la région par les États-Unis, le Canada, la Grande Bretagne et les Pays-Bas. Le Parlement néozélandais, quant à lui, a dénoncé dans une résolution votée début mai de graves abus contre les droits humains. La Belgique a également été amenée à se prononcer, mais les débats parlementaires ont dû être reportés suite à une cyberattaque massive du réseau de plusieurs institutions belges, dont la Chambre, lancée à peine deux heures avant une série d’auditions de chercheurs et spécialistes sollicités sur la question d’un génocide ouïghour.

S’il est impossible de déterminer avec certitude l’origine de l’attaque, sa coïncidence avec une discussion importante sur un sujet sensible pour la Chine a retenu l’attention, et nous renvoie à d’autres formes plus familières d’interférence de Pékin dans le débat démocratique en Europe.

Depuis trois ans maintenant, mener une recherche approfondie sur le terrain est tout simplement devenu impossible et les contacts avec les informateurs et collègues sur place ont été coupés tout aussi net. Cette situation a marqué un tournant important dans la communauté internationale de chercheurs en études ouïghoures, qui concentrent désormais leurs efforts sur la collecte et l’analyse d’éléments de compréhension de la situation.

C’est un travail lourd et exigeant, requérant une vigilance continue sur des phénomènes en apparence déconnectés mais qui, mis en lien dans un réseau plus large d’informations et de connaissances, font apparaitre un tableau accablant. Car l’inaccessibilité du terrain, qui n’est pas le fait des chercheurs eux-mêmes mais bien la conséquence de la répression en cours, et qui constitue avant tout une entrave grave à la liberté académique, ne signifie pas l’inexistence des sources. Ces dernières sont de fait fort nombreuses, mais à la fois très disséminées, de nature variable et difficilement décryptables pour des non-sinophones ou des non-initiés au terrain ouïghour. En réalité, le premier informateur est l’État chinois lui-même : textes et photos partagés sur des blogs, sites ou réseaux sociaux d’instances officielles, articles de presse, communiqués et documents internes émis par plusieurs organes étatiques, émissions de nouvelles régulations publiques, appels d’offre et annonces d’emplois publics, images satellites qui révèlent une multiplication des structures de type carcéral, etc.

Un risque génocidaire pris au sérieux dans le monde académique

Ainsi, Pékin produit un discours international peu subtil mais plutôt opérant sur le terrorisme, la pauvreté et l’absence d’éducation des Ouïghours, et la nécessité d’une intervention étatique pour leur propre sauvegarde. Toutefois le processus en cours observé dans les sources domestiques est d’un tout autre ordre. (...)

Un système de désinformation qui clive les opinions et détourne des faits

La réaction de Pékin à ce débat est vive : sanctions visant les chercheurs et leurs proches, décrédibilisation de leurs travaux et activation redoublée d’« experts » européens triés sur le volet par le régime chinois qui les invite à visiter les villages Potemkine ouïghours tout en fermant les portes de la région aux spécialistes reconnus. S’emparant d’un sujet dont ils ignorent tout, ceux qu’on désigne parfois comme des « idiots utiles », expression qui avait déjà qualifié Jean-Paul Sartre à son retour d’URSS, participent ainsi à une campagne agressive de promotion des politiques de Pékin. Se parant des atours de la science, malgré leur ignorance du terrain et des sources primaires, ces « justiciers de l’information » pratiquent harcèlement et diffamation à l’encontre des académiques sur les espaces virtuels. Ces actions, de fait, ont surtout un effet nocif sur la communauté diasporique ouïghoure, qui souffre suffisamment de la situation sans devoir encore se confronter à la « violence négationniste », comme la désigne la chercheuse française et ouïghoure Dilnur Reyhan. (...)

Ce faisant, les prosélytes de Pékin participent à banaliser le discours politique d’un régime autoritaire qui les intègrent allègrement dans leurs machines de propagande. Cette stratégie consciente de clivage des opinions publiques en Europe autour de la question ouïghoure ne doit pas nous détourner des faits : plutôt que de qualifier tout discours alternatif au sien de « rumeurs et mensonges », Pékin doit plus que jamais répondre de ses actes et cesser de porter atteinte à la liberté de recherche et au débat démocratique.