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Stratégies patriarcales : Picasso, ou comment saboter une femme.
Article mis en ligne le 24 avril 2021
dernière modification le 23 avril 2021

Ce texte–qui s’inscrit aussi dans ma réflexion sur l’imposture patriarcale des « grands hommes »–ne traite pas d’histoire de l’art, qui n’est ici que la matière, le prétexte de l’analyse féministe. Et si je me suis intéressée spécifiquement à la façon dont leurs partenaires masculins ont étouffé la créativité de femmes artistes, les ont empêché de peindre, voire les ont détruites, poussées à la dépression ou à la folie, la plupart de ces stratégies sont aussi applicables à des femmes « ordinaires ».

PICASSO OU LES SEPT FEMMES DE BARBE-BLEUE

Quand j’ai commencé à me documenter au sujet des femmes artistes dont la créativité a été étouffée et les oeuvres éclipsées par les « grands artistes » masculins avec qui elles s’étaient mises en couple, j’ai été ramenée irrésistiblement à la personnalité écrasante (au sens littéral du terme) de Picasso : parmi les femmes qui avaient retenu mon attention –Jacqueline Lamba, Dorothea Tanning, Leonora Carrington, Dora Maar et Françoise Gilot- les deux dernières de cette liste ont été, pour Dora Maar, la compagne et muse du peintre de 1936 à 1943, et Françoise Gilot, qui lui a succédé, sa muse, compagne puis épouse de 1943 à 1952.

C’est en découvrant la longue liste de ses épouses et concubines et en lisant les biographies de deux de ses compagnes que la figure de Barbe bleue, l’ogre féminicideur de contes de fées, s’est imposée à moi. » Picasso, l’homme qui croquait les femmes », on trouve cette formule sur le net à propos du peintre. On s’aperçoit en lisant les récits de ses ex-partenaires, qu’il faut davantage prendre croquer » au sens de « broyer, manger, dévorer » qu’au sens de « dessiner ».

Picasso a ainsi réussi à transformer une artiste belle, talentueuse et reconnue, qui vivait assez confortablement de la vente de ses photos, très lancée dans un milieu d’artistes et d’écrivains célèbres (dont elle fit des photos superbes), en une femme qui vivait recluse et solitaire dans son appartement, sans autre but dans la vie que d’attendre ses coups de fil. Coups de fil à propos desquels Françoise Gilot note que Maar ne savait jamais quand son compagnon allait l’appeler, mais qu’elle devait être toujours prête à le rejoindre dès qu’il appelait, comme un chien qu’on siffle.

Car c’est ça que recherchait Picasso dans ses liaisons : prendre une femme belle, jeune, apparemment forte, souvent artiste, fière, indépendante, débordante de vie et de créativité, et se nourrir de sa vitalité, de sa jeunesse et de ses idées. Et une fois qu’il l’avait cannibalisée, pressée comme un citron, transformée en loque humaine à force de maltraitances, la quitter (sans cesser de la tourmenter) et passer à une autre pour recommencer le cycle (...)

Picasso ne rompait jamais complètement avec ses ex-compagnes, en bon narcissique, il ne renonçait jamais à l’emprise qu’il exerçait sur elles, et utilisait toutes sortes de moyens (son argent, ses relations, le poids de son prestige artistique) pour entretenir ce lien. Disposer d’une sorte de harem, composé au moins de la compagne sortante, de l’épouse en titre et de diverses postulantes à son remplacement, était pour lui une source d’intense jubilation, et rien ne le mettait plus en joie (sauf peut être les cotes fantastiques atteintes par ses tableaux) que de mettre ces femmes en compétition à coup de petites phrases perfides, de faire en sorte qu’elles rivalisent entre elles pour lui plaire et remplacer la favorite. Il est arrivé que deux de « ses » femmes se battent pour lui : quand Walter et Maar, se sont battues, empoignées, roulées par terre, ravi, il regardait la scène en souriant. Quand Maar a agressé Gilot, il l’a regardé faire en souriant.

Notez aussi que plusieurs de ces femmes se sont très mal tirées de cette emprise : deux suicides (Marie-Thérèse Walter et Jaqueline Roque), deux autres souffrant de dépression et/ou de troubles mentaux (Olga Khokhlova et Dora Maar) justifiant l’admission en hôpital psychiatrique pour Maar. (...)

Picasso était un macho hyperbolique dont le sadisme extrême avec ses partenaires était connu dans les milieux artistiques et intellectuels–sans que cela émeuve outre mesure. Même ses amis le reconnaissaient ; Jacqueline Lamba, amie de Dora Maar et du peintre, savait à quoi s’en tenir : « il était terrible avec ses femmes » dira-t-elle.

Quelques unes de ses « pensées » sur les femmes :

« les femmes sont essentiellement des machines à souffrir »–le masochisme féminin, alibi des tortionnaires.

De sa fille Paloma : « ce sera une femme parfaite, passive et soumise ».

« Chaque fois que je change de femme, je devrais brûler la précédente ».

D’une ex : « je préfèrerais la savoir morte plutôt qu’heureuse avec un autre ».

A Gilot, qui songe à le quitter : « votre devoir est de rester près de moi, de vous consacrer à moi et aux enfants. Que cela vous rende heureuse ou malheureuse ne me concerne pas ».

COMMENT ETOUFFER LA CREATIVITE D’UNE FEMME :

LES SURREALISTES : MUSE DE GRE OU DE FORCE (...)

Piédestalisation qui, même si apparemment flatteuse, devient vite contraignante voire étouffante : il n’est pas très gratifiant à la longue de n’être que le porte-manteau des fantasmes d’un artiste. Pas dupe, Jacqueline Lamba, peintre et muse d’André Breton, a parfaitement identifié qui est gagnant et qui est perdant dans la relation muse-artiste : » Il me présentait à ses amis comme une naïade parce qu’il jugeait cela plus poétique que de me présenter comme un peintre en quête de travail. Il voyait en moi ce qu’il voulait voir mais en fait il ne me voyait pas réellement26. » (...)

Une muse doit faire réver. Mais paradoxalement, elle doit aussi libérer son compagnon de tous les tracas et corvées de la vie quotidienne, afin qu’il puisse se consacrer entièrement à son art, dégagé des basses contingences. (...)

qu’un homme aussi moralement abject que Picasso, qui coche toutes les cases du pervers narcissique, ait été adulé comme un Dieu vivant par les élites de son époque jette une lumière crue sur l’inversion complète des valeurs qui caractérise les sociétés patriarcales.

En patriarcat, les femmes sont sommées de s’enthousiasmer pour des oeuvres artistiques exclusivement masculines où elles sont représentées comme des objets sexuels, entièrement définies, possédées, emprisonnées par le « male gaze », rabaissées, défigurées, violées, torturées.

Les femmes n’ont pas à continuer à valider ce label de « grand artiste » décerné à des hommes par des jurys entièrement masculins ni à admirer les innombrables représentations de leur dégradation qui constituent la plus grande partie des oeuvres exposées dans les musées.

Face à ce monopole de la vision masculine dans les oeuvres d’art consacrées, on peut suivre le conseil d’Alice Coffin : se désintoxiquer, suspendre notre exposition à cet art où la misogynie est d’autant plus susceptible d’être internalisée qu’elle se cache sous le masque de la culture et de la beauté, et pour ça, ne plus lire des livres ou regarder des tableaux produits par des hommes–au moins temporairement.

On peut aussi–et c’est peut-être encore mieux– réévaluer cet art surévalué, déconstruire ses scénarisations misogynes, mettre en évidence ses biais sexistes, souligner son conformisme, sa prédictabilité, sa violence symbolique, le fait qu’il soit asservi aux fantasmes et aux intérêts des dominants, le démystifier enfin, pour que l’obligation faite aux femmes de participer à ces concerts d’admiration grotesques cesse de faire consensus.

Saine entreprise de déboulonnage de statues qu’un féminisme radical cohérent ne peut éviter. Et en parallèle, réévaluer les oeuvres des femmes peintres hors de tout biais sexiste, les faire redécouvrir ou mieux connaître, les exposer.

Ce qui permettrait de réaliser que rien ne justifie, sur la seule base de la qualité des oeuvres, l’obscurité et l’oubli dans lequel elles ont été laissées– ni l’idolatrie et l’exposition muséale massive réservées aux productions des « grands artistes » masculins.