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Suicide d’Arnaud Dubus, correspondant à Bangkok, symptôme d’une profession à l’agonie
Je relaie la tribune de la branche thaïlandaise de l’Union de la presse francophone, co-écrite par une trentaine de collègues d’Arnaud Dubus. Notre petite communauté a perdu un de ses piliers, miné par la précarité du métier. L’ensemble de ses collègues et amis s’associe à la peine de sa famille et espère que sa contribution inestimable au journalisme en Asie du sud-est ne sera pas oubliée.
Article mis en ligne le 25 mai 2019

"Notre camarade et confrère Arnaud Dubus est mort. Le lundi 29 avril, cet ancien journaliste de 55 ans, qui travaillait depuis peu comme porte-parole adjoint à l’ambassade de France en Thaïlande, est sorti de son bureau de la chancellerie en laissant son sac et son téléphone.

Il a pris une moto-taxi jusqu’à la station de métro aérien la plus proche. Puis, après avoir emprunté l’escalator menant aux guichets, il s’est précipité du haut de la passerelle, sautant dans le vide. Quelques minutes plus tard, il était mort.

Le suicide d’Arnaud nous affecte profondément, nous, ses collègues et amis journalistes francophones, pas seulement parce que nous avons perdu un ami irremplaçable, un puits d’érudition et de sensibilité, une clé essentielle de cette Asie du sud-est si mystérieuse, mais parce que le drame d’Arnaud Dubus reflète aussi celui de la mort du métier de correspondant de presse.

Rien ne saurait expliquer la douleur d’Arnaud et son geste, mais il serait lâche de feindre d’ignorer combien la précarité de la dernière décennie de sa carrière a contribué à son mal-être. Ce reporter passionné qui pigea longtemps pour des médias établis comme Libération, Le Temps, Radio France et RFI, avait dû mettre fin à son activité l’année dernière, faute de pouvoir en vivre.

Pourtant, des Khmers Rouges aux Chemises Jaunes thaïlandaises, des scandales de corruption en Malaisie au rôle des moines bouddhistes en politique, il avait écrit avec une impeccable justesse d’analyse sur tous les grands dossiers de la région. Pour le dire simplement, Arnaud Dubus était considéré comme l’une des meilleures plumes francophones sur l’Asie du Sud Est. Ses propositions d’articles restaient néanmoins souvent sans suite et il nous avait confié qu’à Paris, dans certaines rédactions, on snobait un peu cet exilé aux allures de jeune homme timide - et qui ne la ramenait pas : l’Extrême Orient, quand il ne s’agit ni du Japon, ni de la Chine, n’intéresse pas grand monde.

Survivant tant bien que mal à la fameuse crise de la presse écrite, il voyait depuis des années ses revenus diminuer, sans oser se plaindre : trop modeste, trop isolé des rédactions pour trouver une oreille attentive, trop humilié de ce déclassement de milieu de vie. Le journal Libération lui avait, il y a quelques temps supprimé son abonnement internet : "tu comprends, tu ne piges pas assez pour nous". La radio publique RFI venait de décider de ne plus payer les cotisations sociales de ses pigistes à l’étranger. A sa mort, ces deux organes de presse lui ont rendu des hommages soutenus, et sans nul doute, sincères.

Arnaud souffrait de dépression, qui fait tout autant de ravages sous les tropiques que dans la grisaille des capitales européennes : il suivait un traitement depuis une dizaine d’années. Récemment, faute d’une couverture sociale à l’étranger, il avait dû arrêter son traitement.

Tout se passait comme si Arnaud Dubus devait s’avérer heureux de pouvoir encore récolter sa maigre pitance de pigiste, - de 600 à 1500 euros dans les bons mois - lui, ce spécialiste d’un monde exotique et périphérique pour lequel il ne valait pas la peine qu’on lui paie ses frais de reportage. (...)

Aujourd’hui, l’immense majorité de ceux qu’on appelle des "correspondants" à l’antenne ou sur le papier, sont en fait des pigistes basés à l’étranger, sans salaire fixe, sans protection sociale.

Cela signifie que pour un long papier, qui prendra environ une semaine de recherche, déplacement, rédaction, un journaliste peut espérer gagner 400 euros. S’il faut soustraire des frais de transport, d’hôtel, de traducteur (Arnaud parlait, lui, le thaï, contrairement à la plupart de ses confrères), la décision est vite prise : comme beaucoup d’entre nous, Arnaud avait presque cessé de faire du reportage, faute d’avoir les moyens de le financer. (...)

Pour parachever l’inconfort de sa situation, tous les ans depuis trente ans, vers le mois de décembre, Arnaud devait passer par l’angoissant rituel du renouvellement de son visa de presse. En l’absence de contrat de travail avec leurs employeurs, qui doivent néanmoins se fendre d’une lettre où ils reconnaissent utiliser les services du journaliste en question – beaucoup rechignent d’ailleurs à accorder cette fastidieuse faveur !- les correspondants pigistes s’efforcent de justifier comme ils le peuvent leur statut auprès des autorités locales, avec la peur chaque année de se voir prier de quitter le territoire, qu’ils soient nouveaux venus ou expatriés de longue date avec conjoint et enfants.

Secrètement meurtri par l’indifférence que certains lui témoignaient dans les rédactions, épuisé par des décennies à courir après les piges et écoeuré par le manque de reconnaissance financière, Arnaud Dubus avait fini par abandonner la profession, comme nombre de ses confrères, et accepter une proposition de l’ambassade de France : devenir attaché de presse adjoint, pour un salaire de 1500 euros, en contrat local. A 55 ans, lui et son épouse de longue date, Nou, aspiraient à un minimum de sécurité en prévision de leur vieux jours, notamment à l’acquisition d’un appartement, ce que sa vie de pigiste ne lui avait jamais permis.

Mais la transition de la presse à la diplomatie, les petites humiliations ordinaires de la vie de bureau auront eu raison de la personnalité fragile de cet homme de terrain et de plume, peu disposé à l’usage de la langue de bois. (...)

Arnaud l’érudit, le passeur d’histoires nous a quittés. A travers lui, c’est toute une profession, son esprit, son code d’honneur, que nous voyons tomber.