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La Quadrature du Net
Sur Facebook, les militant·e·s antiracistes victimes de censure
Article mis en ligne le 6 septembre 2016

Sihame Assbague est l’une des têtes de proue des « antiracistes politiques », qui donnent un peu d’air frais à la lutte contre les discriminations, contre les violences policières ou contre le sexisme.

Fin juin, Facebook lui signifie le retrait d’une publication intitulée « guide post-attentat », dont l’entreprise estime qu’elle est contraire à ses conditions d’utilisation :

(...) Sans doute signalé comme « illicite » par de nombreux·ses utilisateur·rice·s hostiles aux propos de Sihame, les sous-traitant·e·s du géant californien en charge d’appliquer sa politique de censure décident alors de suspendre son compte pour 24 heures. Aucune information n’est donnée pour préciser lequel des « standards de la communauté Facebook » aurait ainsi été enfreint.

Le 11 juillet, rebelote, pour cette analyse critique du traitement médiatique des meurtres de masse aux États-Unis : (...)

Cette fois, outre le retrait du contenu, la sanction sera une suspension de son compte pendant 72 heures.

L’été allait réserver d’autres surprises. Fin juillet, c’est au tour de Marwan Muhammad, statisticien et militant du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), d’en faire les frais. (...)

Puis, il y a deux semaines, Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à Londres, est à son tour suspendu durant cinq jours pour avoir, à l’occasion de l’absurde polémique autour du burkini, défendu le droit des femmes à s’habiller comme elles l’entendent. Ce dernier a par la suite indiqué avoir eu des échanges avec un employé de Facebook aux États-Unis, qui lui aurait expliqué que son compte avait été désactivé car de « nombreuses personnes en avaient fait la demande »...

Comment en est-on arrivé là ?

On avait connu la censure pour atteinte au bonnes mœurs, avec l’interdiction de la diffusion des œuvres de grand·e·s peintres, de représentations de tétons, de la pilosité féminine, ou encore les robocopyrights déployés au nom du droit d’auteur. Mais pour le mouvement antiraciste, les plateformes Internet étaient jusqu’à ce jour restées des espaces de relative liberté d’expression. Et vu l’accent mis à renforcer la censure privée, notamment dans le cadre des politiques antiterroristes, le risque est réel de voir les choses empirer. (...)

À longueur de discours et de lois, les responsables politiques nous expliquent que les garanties élémentaires contenues dans la loi de 1881 sur la presse – et notamment la protection judiciaire de la liberté d’expression – sont trop généreuses pour trouver à s’appliquer sur Internet. L’option privilégiée est celle de la construction de partenariats public-privés en matière de censure afin de coutourner l’autorité judiciaire.

Le bilan désastreux du gouvernement

En 2004, lors de l’adoption de la Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique (LCEN), le Conseil constitutionnel faisait pourtant cet avertissement : « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste »3. Mais ces dernières années, l’État n’a eu de cesse de déléguer la censure de nouvelles infractions aux grandes firmes de l’Internet, avec le soutien de certaines associations de lutte contre les discriminations. Homophobie, sexisme, handiphobie, apologie de la violence, de la prostitution ou du terrorisme sont ainsi venus s’ajouter aux crimes contre l’humanité, à la pédopornographie et au négationnisme dans la longue liste des infractions dont la répression est privatisée4. (...)

une directive européenne sur la lutte antiterroriste en cours d’examen, non contente d’encourager le blocage administratif de sites Internet, vient consacrer ces évolutions en appelant à une coopération renforcée entre acteurs privés et services de police.

La censure privée prend aujourd’hui une telle ampleur que les grandes entreprises délèguent à leur tour ces tâches à des prestataires au Maroc ou en Inde, dont les « modérateur·rice·s » ultra-précarisé·e·s ne sont nullement formé·e·s au droit des régions dans lesquelles ils et elles interviennent. Ces censeur·e·s à la chaîne s’appuient sur des algorithmes censés repérer la propagande terroriste, lesquels sont appelés à jouer un rôle croissant avec pour but d’automatiser les retraits de contenus.

Peu à peu, la protection judiciaire de la liberté d’expression est donc battue en brèche au profit d’une alliance entre des services de police surchargés, des sous-traitant·e·s étranger·e·s et des filtres automatiques. Sans que l’on sache bien ni pourquoi ni comment, Sihame Assbague et de nombreux·ses autres internautes en ont donc fait les frais, alors que les propos visés étaient non seulement extrêmement salutaires, mais en plus tout-à-fait licites…

L’antiracisme à l’heure de l’antiterrorisme (...)

Ces dérives sont d’autant plus graves que dans l’espace public dominant les antiracistes politiques sont souvent stigmatisé·e·s. Laurent Joffrin, directeur de publication de Libération, leur contestait encore récemment le droit de s’associer sur la base d’une identité partagée. Au gouvernement, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, Najat Vallaud-Belkacem et avec eux beaucoup d’autres hommes et femmes politiques, ont osé affirmé qu’ils et elles « confort[ai]ent une vision racialiste et raciste de la société », ou qu’ils et elles étaient « partisans de tous les communautarismes » de la société. Comme si la dénonciation du racisme – dont des organismes aussi subversifs que l’ONU, le Conseil de l’Europe ou Amnesty International se font les relais – faisait de ces militant·e·s les allié·e·s objectifs du terrorisme et des inégalités structurelles.

Sur les réseaux sociaux, ces mêmes militant·e·s font régulièrement l’objet de menaces et d’intimidations en tout genre. (...)

Favorisées par la démission intellectuelle des élites politiques ou médiatiques et par la montée du mythe du choc des civilisations (le second découlant largement du premier), les lois sécuritaires s’empilent depuis des années. Manifestement inefficaces, elles font cependant sentir leurs effets délétères sur des franges de la société identifiées comme de culture musulmane ou issues de l’immigration et déjà victimes de discriminations structurelles. Le racisme dont ces groupes sont victimes n’est évidemment pas en soi de nature à les pousser à l’action violente. Pour autant, il tend à renforcer la capacité de la propagande terroriste à faire système en présentant les sociétés occidentales - et notamment la France - comme incapables par nature de leur offrir une place de citoyen de plein droit et des perspectives d’avenir.

En face, les néo-fascistes de l’ultradroite préparent aussi le pire. Les dirigeants des services de renseignement prêchent dans le désert pour alerter contre la menace, présentée comme « inéluctable », de voir ces groupuscules faire déferler leur haine sur une partie de nos concitoyen·ne·s, pointant l’insuffisance des moyens alloués à leur suivi. Le tout dans un contexte où les digues continuent de tomber dans le discours politique, avec la complicité passive de nombreuses rédactions.

Contre la haine, pour la liberté d’expression (...)

Dans ce contexte, le discours porté par les antiracistes politiques a une importance cruciale. Même si l’on peut bien sûr être en désaccord avec certaines analyses ou certains modes d’action, il contribue le plus souvent à déconstruire les raisonnements simplistes sur le choc des civilisations, dont les néo-conservateur·rice·s comme les terroristes font leur miel depuis 2001. Il nous rappelle justement que les grilles de lecture culturalistes, islamophobes ou simplement étroitement sécuritaires auxquelles donnent lieu les meurtres de masse valident les délires paranoïaques des marchand·e·s de haine. Il aide à rendre visible les expériences quotidiennes de celles et ceux placé·e·s entre le marteau du terrorisme islamiste et l’enclume xénophobe.

Les publications de Sihame Assbague, Marwan Muhammad ou Philippe Marlière censurées par Facebook visaient justemment à dénoncer le racisme latent dans la réponse politique et médiatique faite aux attentats. Chacun a évidemment le droit de critiquer ces analyses (ou même considérer que tenter d’expliquer ces réponses politico-médiatiques serait déjà un peu les excuser…), mais de là à nier leur légitimité et plus encore à les censurer, il y a un fossé qu’une société démocratique ne devrait pas franchir.

Alors certes, il existe d’autres canaux d’expression que Facebook sur Internet5. Mais les effets de réseaux sont puissants. Ils assurent la domination des grandes plateformes et leur maîtrise de pans entiers de l’espace public. Un tel magistère n’est pas tolérable s’il ne s’accompagne pas d’obligations minimales visant à garantir la liberté d’expression. (...)

Le journaliste de RFI David Thomson, spécialiste du djihadisme, a par exemple écopé de nombreuses censures et punitions en tout genre sur Facebook (suspension du compte, interdiction d’envoyer des messages privés pendant plusieurs jours), pour des publications qui avaient directement trait à son activité journalistique.

Surtout, compte tenu des politiques actuelles, il y a fort à parier que ces dérives iront croissantes. Or, ni l’antiterrorisme ni la lutte contre les discriminations ne justifient qu’on se dispense de l’État de droit. La liberté d’expression est aussi précieuse à la démocratie qu’elle est fragile. À l’heure où l’on censure celles et ceux dont le débat public a pourtant grand besoin, on mesure un peu mieux les effets antidémocratiques de l’état d’exception qui gagne Internet.