
Le bilan des blessés s’établit à 20. Fort heureusement, aucun mort. Mais les images, elles, interrogent à plus d’un titre, en plus de choquer par leur violence. D’abord, aucun policier. Quand, sur la plupart des réseaux sociaux, des hordes d’uniformes arpentaient les rues, fonçant dans des cortèges, celui des black block (présumés) à l’origine de l’agression a pu porter ses coups sans la moindre entrave.
Certains témoignages recueillis par France Info regrettent l’intervention tardive des forces de l’ordre, pourtant massées aux environs, tandis que d’autres relèvent un blocage d’accès à la sortie aux camions de la CGT (1). Dans la presse, l’agression est résumée sous les traits d’une "bagarre", laissant supposer que la CGT n’y est pas pour rien. D’autres relativisent l’événement en le balayant, au profit d’images plus attrayantes pour le 20h, de vitrines cassées par exemple... (...)
Ce qui m’amène au traitement médiatique et politique des actions syndicales. En effet, si cette violence a trouvé (trop) peu d’écho, c’est parce que le syndicalisme a souvent fait l’objet de dénigrement dans la presse ces derniers temps. On se souviendra de l’expression "prise d’otage", lors des grèves de la RAPT, ou des profs contre la réforme du bac, puis lors des manifestations contre la réforme des retraites. La prise d’otage a progressivement occupé l’espace médiatique, si bien qu’elle revient comme un refrain lancinant, dans chaque interview, micro-trottoir, ou édito d’une chaîne d’info. Dans un article du monde, il est rappelé que les mots utilisés pour criminaliser les manifestations sont souvent corrélés à des actes violents. Manuel Valls, lors des manifestations contre la loi El Khomri, parlait de "radicalisation", associant les grévistes à des terroristes en devenir. D’autres employaient de préférence le terme d’ "extrémisme", renvoyant au même imaginaire guerrier et aux mêmes traumatismes (...)
Car faire appel à ces termes, outre qu’ils disqualifient moralement l’action syndicale, l’avilissent, la rendent inacceptable, l’excluent du camp républicain, puisque le terrorisme, est un acte anti-républicain.
On rappellera l’une des rares contradictions émises contre cette expression dégradante, de la part de Bruno Poncet, sur un plateau télé : "Il y a des mots à employer surtout à votre âge et je pense que vous devriez faire attention aux mots que vous employez. Beaucoup de gens l’emploient, c’est pas si facile à entendre ! […] Moi j’étais au Bataclan donc moi aujourd’hui les discussions de preneurs d’otages et de terroristes, je sais ce que c’est. Autour de cette table où on parle du statut des cheminots, je trouve que c’est un peu déplacé". (...)
Il est assez intéressant de voir la filiation d’un tel lexique dans les propagandes vichystes. On y retrouve le fameux "radicalisme", associé au désordre, et bien évidemment au communisme. Si les deux époques ne se valent pas, évidemment, il est néanmoins important de comprendre la portée des mots, et leur historicité. À travers eux, c’est une idéologie qui est convoquée, ici, celle de l’antisyndicalisme le plus hostile, et il est peut-être important de s’en rappeler. (...)
Si la liberté de manifester existe toujours (quoique mise entre parenthèses durant la pandémie), elle est sans cesse moquée et dénigrée dans l’opinion publique, confortée par des lexiques disqualifiants et des imagiers peu glorieux. (...)
Sur les réseaux sociaux, perméables aux messages simplifiants et à l’information pré-mâchée, offrent souvent une surenchère à cette opprobre. Il n’est pas rare de voir souhaitée l’interdiction pure et simple des syndicats, quand ce n’est pas parfois leur mise derrière les barreaux. L’opinion publique est relativement sensible aux informations qu’on lui livre, et surtout à la façon dont ces événements sont contés. (...)
Au fil des manifestations, les images de vitrines cassées et de minorités violentes ont fait refluer ce soutien, jusqu’à inverser la courbe. Il en est de même pour la manifestation des retraites (4), où le "privilège" supposé de certaines professions a fini par diviser les foules. (...)
Ce discrédit permanent a des conséquences néfastes : outre qu’il tend à banaliser les violences physiques à l’encontre de syndicalistes, il entraîne une démobilisation des employés dans la défense de leurs droits. (...)
Déjà affaibli par la réforme du code du Travail (2016), avec la disparition de milliers d’élus en entreprise (6), le syndicalisme demeure fragilisé. Il nécessite notre soutien. Le recul des syndicats et leur mise au ban de la société ont toujours été une mauvaise nouvelle : dans l’histoire récente, leur poids a permis d’obtenir des avancées sociales considérables. A l’inverse, leur disparition ou interdiction provisoire a entraîné (sousVichy) les pires régressions. L’attaque du 1er mai fait l’objet d’une enquête. Gageons qu’elle aboutisse sur une condamnation, judiciaire, et politique. Pour cette dernière, le doute demeure. Contrairement à Zemmour, suite à son agression verbale dans la rue, Philippe Martinez, de la CGT, lui, n’aura aucun appel du président. Voilà qui en dit long.