
Dans le cadre de la lutte contre la contamination, tout pousse au renforcement du traçage par fusion de bases de données. Or cette fusion est le nouveau modèle d’affaires des plateformes de réseaux sociaux en ligne, propulsées par l’intelligence artificielle et la conception de nouvelles institutions.
Du traçage à l’enrichissement des données relationnelles
À partir de sa défense de l’utilisation de modèles épidémiologiques tenant compte de la structure des interactions sociales, Gianluca Manzo parvient à la conclusion que des applications comme StopCovid aideraient à éteindre la dynamique de l’épidémie, à « concevoir des interventions ciblant des (petits groupes d’) individus infectés et des chemins particuliers reliant plusieurs individus infectés ». Ces interventions ciblées seraient une alternative au confinement généralisé. Ainsi les tendances à la « fermeture triadique » des réseaux sociaux (par exemple du fait que les amis de mes amis sont mes amis) combinées avec l’« homophilie » (qui se ressemble s’assemble) accélèrent la création de foyers locaux. Les données du traçage et leurs analyses permettraient d’identifier ces foyers locaux et surtout des individus super-diffuseurs qui circulent entre ces foyers et contribuent activement au processus de contamination. Il importerait beaucoup plus d’identifier et d’isoler ces intermédiaires que d’infliger le confinement à toute une population qui engendre peu d’interactions inter-ilots
. La dernière phrase de ce texte affirme au sujet de l’acceptation du traçage : « Ne pas consentir à cette petite contribution à la vie collective nous expose à nous contraindre toutes et tous à des privations de libertés infiniment plus lourdes ».
Au-delà des limites des modèles mathématiques, je souhaite réagir contre l’idée que l’acceptation du traçage est une « petite contribution à la vie collective ». Le contexte d’urgence pousse peut-être à la simplification par souci de rapidité et d’efficacité. Il faut cependant se rendre compte du fait que les modèles épidémiologiques ne pourront pas s’arrêter à des mesures simples du nombre de contacts enregistré par chaque smartphone et à celles de leur co-présence en chaine. Ce qui est modélisable au niveau collectif ne peut pas donner systématiquement lieu à des décisions au niveau individuel
. À un moment ou à un autre, on cherchera à comprendre de quelle « homophilie » il s’agit, basée sur quel critère – autrement dit où, comment et pourquoi cette co-présence. En effet, tenir compte de la structure sociale de manière précise à l’échelle des individus sans rien connaître d’autre à leur sujet que la structure de leurs contacts est une promesse qui ne pourra pas être tenue. (...)
Mais ce souci d’efficacité sur le terrain ne sera pas la seule raison d’une demande d’enrichissement des données de réseaux d’interactions. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, une autre force pousse à l’enrichissement des données récoltées par une seule application et à la fusion de ces données (ou d’une partie d’entre elles) avec des bases de données complémentaires utilisant un identifiant commun, supposé solide. Il se trouve que cette propension à l’enrichissement des données par croisements ou fusions est une des spécialités des grandes plateformes qui construisent et accumulent les données relationnelles dans leurs serveurs (joliment appelés « clouds » ou nuages) et qui rendent les applications locales interopérables. Ces plateformes sont un ensemble de grandes entreprises américaines bien connues que l’on peut appeler Big Relational Tech, ou BRT. La domination technologique et l’accumulation des bases de données de réseaux par BRT est un élément important et complexe du contexte actuel (...)
Cette propension est d’autant plus forte que les développements actuels de l’intelligence dite artificielle proposent des analyses inductives, puissantes et rapides de bases de données relationnelles massives en temps réel. C’est aussi cette capacité d’intervention qu’il est nécessaire d’évoquer pour juger de la question de savoir si participer au traçage n’est qu’une « petite contribution à la vie collective ». En effet, eu égard à la fusion de bases de données propulsée par l’intelligence artificielle, BRT n’a pas froid aux yeux. Quelques exemples d’appariement de bases de données de réseaux d’interactions et de relations avec d’autres bases peuvent être instructifs. (...)
C’est en direction des compagnies d’assurance santé, en particulier, que BRT a développé de telles fusions et croisements. (...)
Mais la fusion des bases sert aussi à repenser les prescriptions médicales en conditionnant le remboursement des soins à des changements relationnels dans la vie du patient. Par exemple, exiger d’une personne alcoolique qu’elle cesse d’entretenir des relations avec d’autres personnes elles-mêmes alcooliques et habituellement rencontrées dans tel café, à tel moment de la journée. Au début, les individus sont tentés de jouer le jeu de cette ingénierie relationnelle avec les assurances. Mais à terme, la population y perd en termes d’affaiblissement des systèmes de protection sociale de la santé, de contrôle et de démocratie – même si ces individus n’y pensent pas à leur échelle propre. (...)
Le danger de fusion pour gérer les comportements collectifs
Un second type de fusion de bases de données de réseaux sociaux avec d’autres données (y compris biologiques) va plus loin encore dans le sens de l’intervention, cette fois pour gérer la composition et la gestion de collectifs. C’est le cas par exemple de la mise au travail d’équipes « digitalisées », c’est-à-dire équipées de manière à faire dépendre leur direction et leurs actions communes en temps réel de modèles puisant leurs informations dans un grand nombre de bases re-formatées pour être « interopérables ». Les informations recherchées peuvent être, pour chaque individu, des variables médicales, psychologiques et émotionnelles, comportementales, mais aussi relationnelles, qui sont considérées comme essentielles pour la « maintenance » de chacun en tant que membre du groupe. (...)
L’ajout et la fusion avec des données de réseaux sociaux s’inspire de l’observation des essaims d’animaux (d’abeilles, d’oiseaux, jusqu’aux bancs de poissons) qui fascinent les militaires car ces essaims peuvent éviter et défier des prédateurs. (...)
La digitalisation du travail des soldats sur le terrain permettrait de contrôler à distance les unités de l’armée (des pelotons jusqu’au niveau des bataillons) et de neutraliser éventuellement les formes traditionnelles de contestation interne et solidarités oppositionnelles que ces unités peuvent développer dans ces contextes le plus souvent chaotiques (Shibutani, 1978).
La connaissance par traçage et la modélisation des conditions dans lesquelles les membres d’un collectif enfreignent les règles de distanciation physique et refusent de se soumettre à ces contraintes peuvent concerner, à terme, toutes sortes d’organisations, jusqu’aux entreprises dont la technologie militaire a longtemps façonné les environnements de travail et la vie sociale. (...)
Le traçage requiert de vrais changements institutionnels
Les bases de données relationnelles sont donc au cœur de nouvelles technologies d’intervention sociale au niveau des individus et au niveau des collectifs, et tout pousse BRT à les apparier avec d’autres bases de données. Malgré l’urgence, il est aussi nécessaire de mettre l’accent sur le contexte dans lequel le traçage des interactions aura lieu et les conséquences de sa mise en place à grande échelle. Parce que les données relationnelles sur l’entourage de l’individu ne concernent pas seulement ces individus, leurs données personnelles et leurs libertés personnelles. Elles ont des conséquences au-delà du domaine de la santé publique, notamment celui des institutions de protection sociale et celui de l’équilibrage des pouvoirs en démocratie, un équilibrage déjà très mal en point. (...)
le fonctionnement d’une application de traçage des interactions et des relations, puisqu’il fera partie de la stratégie de déconfinement, devrait aussi requérir une stratégie de renouvellement des institutions. Tant que ce renouvellement n’est pas mis en route, la réaction à l’urgence par le traçage numérique risque de nous accoutumer encore davantage à la surveillance généralisée, voire nous enfoncer davantage dans un système techno-totalitaire (...)
Il est heureux que le débat sur les libertés individuelles potentiellement menacées par les applications de traçage se poursuive. Les autorités qui mettent en place l’application assurent qu’il sera impossible de savoir qui a été infecté, et qui a infecté qui. Les données de connexion entre smartphones seraient facilement pseudonymisables ou anonymisables pour celles et ceux qui recevront les alertes ; elles ne seraient pas conservées plus que nécessaire, en application de la réglementation qui encadre la protection et le traitement des données personnelles (RGPD), même pseudonymisées et anonymisées. Enfin, l’application n’a pas vocation à durer : elle ne servira plus une fois l’épidémie résorbée. Les associations de défense des libertés civiles anticipent que ces systèmes technologiques implantent et enracinent de nouvelles formes de surveillance gouvernementale et privées (BRT) : à l’échelle où il faut le construire, un tel système devient difficile à démanteler. La Ligue des Droits de l’Homme souligne que cette application représente « le risque d’une habituation à une surveillance généralisée, banalisée et pérenne ». (...)
Au-delà du débat indispensable sur les libertés individuelles, il ne faut donc pas décontextualiser le traçage numérique. Puisque les pouvoirs doivent se contrôler entre eux en démocratie, il faut souligner dans le débat public que la question de la régulation de ces industries n’est pas seulement la question de la protection de la vie privée et du développement de nouveaux marchés. Il s’agit de la question politique du pilotage du développement de la société et de l’innovation, qu’elle soit technique, sociale ou politique. (...)
les données relationnelles ne sont pas des données comme les autres. Elles sont à la fois individuelles et collectives. Elles permettent d’identifier et de caractériser des collectifs, de mesurer leur capacité d’entrepreneuriat institutionnel, de mobilisation, de création de coalitions, de résilience dans la société civile.
Ainsi, même si l’application de traçage n’était pas intrusive en elle-même, elle arrive dans un contexte où la construction de bases de données et le développement de capacités d’analyses liées à l’intelligence artificielle fait de la fusion la norme et le modèle d’affaire de cette industrie qui s’engage de plus en plus dans le marché de la consultance en matière de politique publique. C’est la résistance à cette fusion des bases qui constitue la contre-norme. (...)
Même si le traçage pourra, dans un premier temps, rester « light », à terme il y a de fortes chances qu’il contribue à cette dynamique (...)
Pour comprendre la réalité sociale, on ne peut pas s’appuyer sur des modèles qui simplifient la structure sociale en acceptant une conception de l’être humain que Barabási (2010) a formulé ainsi : ‘Think of yourself as a dreaming robot on autopilot, and you will be much closer to the truth’ [Représentez-vous à vous-mêmes comme un robot rêveur sur pilote automatique et vous serez bien plus près de la vérité]. Cette simplification n’est pas anodine : elle pousse à la fusion avec d’autres bases de données au fur et à mesure que ses limites se font jour. (...)
En attendant, avec autant d’incertitude sur l’efficacité et les risques du traçage, mieux vaut continuer à renforcer les services publics, trouver les ressources pour redonner vie et lits aux hôpitaux publics et soutenir ses personnels, et plus généralement donner la priorité à la justice sociale et à la réduction des inégalités encore dramatiquement creusées par la crise.