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« Tribune des généraux » : LCI et la construction sondagière de « l’opinion publique »
Article mis en ligne le 18 mai 2021

C’est une récidive : le 11 mai, Valeurs actuelles a publié sous forme de pétition une tribune de militaires d’active, écrite anonymement en soutien à la « tribune des généraux », déjà parue sur le site de l’hebdomadaire le 21 avril. Nouveau battage médiatique, entretenant le commerce de Valeurs actuelles – qui fait son auto-promotion dans les grands médias et actualise jour par jour le nombre de visiteurs uniques sur la page de la tribune – et son business de la peur.

L’occasion pour nous de revenir sur la médiatisation de la tribune précédente. Et en particulier sur le rôle prépondérant joué par LCI dans la construction de l’opinion. Le 29 avril, la chaîne mobilisait en effet une grande partie de son antenne autour d’un sondage commandé à Harris Interactive, qui prétendait sonder l’opinion des Français au sujet de cette « tribune des généraux ». Un sondage qui révélait en lui-même bien des malversations, mais dont la promotion par LCI, orchestrée notamment par Éric Brunet, l’un des animateurs phares de la chaîne et ancienne plume de Valeurs actuelles, a décuplé la nuisance.

Mais de quoi parle-t-on ? Le 21 avril, Valeurs actuelles publiait une tribune-pétition signée par « une vingtaine de généraux, une centaine de hauts-gradés et plus d’un millier d’autres militaires ». Soutenu dès le lendemain par Marine Le Pen (qui appelle dans Valeurs actuelles ces militaires à la rejoindre), ce texte fustige le « délitement qui frappe notre patrie ». Il parle de « guerre raciale » que mèneraient des « partisans haineux et fanatiques » tenants d’« un certain antiracisme », avant de désigner « l’islamisme et les hordes de banlieue ». Les militaires formulent l’injonction au pouvoir politique de procéder à « l’éradication de ces dangers » avant de brandir la menace d’une intervention militaire : « Nous, serviteurs de la Nation, […] ne pouvons être devant de tels agissements des spectateurs passifs. […] [S]i rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active ». Menace séditieuse redoublée à la fin du texte : faute d’action, « la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers. »

Il faut souligner combien cette tribune fut d’abord superbement ignorée par les grands médias. Sa conversion en un « sujet » à part entière, réellement digne d’intérêt, tient surtout au fait que le gouvernement ait finalement décidé de l’inscrire à son agenda [1]. Il a fallu donc attendre près d’une semaine pour que l’appel des généraux soit « porté au débat » dans les grands médias, et plus précisément, indexé dans le catalogue des « polémiques » médiatiques. Aussi est-ce en guise de contribution à « l’information » que LCI a décidé de sonder l’opinion sur cette tribune, en confiant cette tâche à l’institut Harris Interactive.

Le sondage est exemplaire de la production de ces « artefacts dépourvus de sens » dont parle Pierre Bourdieu dans sa conférence « L’opinion publique n’existe pas ». Réalisée sur un échantillon de 1 613 personnes, l’étude comporte un préambule édifiant : les sondés sont d’abord interrogés sur leur connaissance du dossier – ont-ils « entendu parler » de la tribune publiée par Valeurs actuelles ? 36 % des sondés répondent négativement et 26 % déclarent qu’ils « ne voient pas précisément ce dont il s’agit ». Autrement dit, une majorité de sondés répondent qu’ils ne savent pas de quoi il est question. L’histoire aurait donc pu (dû) s’arrêter là : à quoi bon sonder une « opinion » sur un sujet que près de deux tiers des sondés déclarent ne pas connaître – du tout ou « précisément » ?

Mais les artefacts n’effraient pas les sondologues, qui préfèrent s’auto-légitimer en tirant la couverture du « bon » côté : aussi cette première séquence est-elle surmontée d’un titre avantageux, pointant que « 64% des Français déclarent avoir entendu parler de la tribune publiée par des militaires sur le site de Valeurs Actuelles ». Harris Interactive additionne ainsi les 38% déclarant qu’ils en ont entendu parler et voient précisément ce dont il s’agit, et les 26% qui en ont entendu parler, sans pour autant voir précisément ce dont il s’agit. Le miracle est accompli… et ne pose visiblement aucun problème méthodologique ou déontologique. Le 30 avril, Frustration a interrogé à ce sujet l’auteur du sondage, Jean-Daniel Lévy, qui répond doctement : « Il n’y a pas de règle idéale. Cela ne fait pas de très grande différence, que les personnes en aient entendu parler ou pas, on effectue une mise à niveau. » (...)

LCI : une promotion en grande pompe du sondage-maison

En effet, ces multiples biais – pour ne pas dire malversations – auraient dû inviter la rédaction de LCI et les autres médias à la plus grande prudence. Pour les seconds, Frustration a documenté combien le sondage « est […] devenu en un rien de temps une preuve politique du soutien populaire à l’appel au putsch », tant BFM-TV, RT, Atlantico, Radio Classique et une partie de la presse régionale l’ont relayé sans prendre la moindre pincette. Mais sa promotion en grande pompe revient d’abord et avant tout à la chaîne commanditaire. Le 29 avril en effet, LCI a ventilé les « conclusions » du sondage sans aucune précaution et sollicité l’opinion des commentateurs à leur propos. Du matin jusqu’au soir. (...)