Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
France24
Ukraine : comment juger les crimes de guerre ?
Article mis en ligne le 25 août 2022
dernière modification le 24 août 2022

Les accusations de crimes de guerre se multiplient depuis le début du conflit en Ukraine, le 24 février. Plusieurs milliers de civils ont été tués ou blessés, souvent en violation du droit international. Des actes qui pourraient, à terme, conduire les responsables devant des tribunaux nationaux ou devant la Cour pénale internationale. Explications.

Deux mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, le bilan humain ne cesse de s’alourdir pour les civils. Au 26 avril, 2 665 personnes ont été tuées et 3 053 blessées, selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, et ce malgré les traités internationaux censés garantir la protection des civils.

Alors que des ONG documentent depuis plusieurs semaines des exactions – présentées comme venant principalement de l’armée russe –, des enquêteurs sont aussi déployés sur le terrain pour collecter des preuves en vue de possibles futures poursuites judiciaires. Devant quelle juridiction ? Pour quels motifs ? À quelle échéance ? Et que risque Vladimir Poutine ? France 24 fait le point. (...)

Des juridictions et des crimes à qualifier

Les responsables d’exactions en Ukraine sont susceptibles d’être poursuivis devant trois types de juridiction : la Cour pénale internationale (CPI), la justice ukrainienne et les juridictions nationales de plusieurs États ayant ouvert des enquêtes.

Moins d’une semaine après le début de l’invasion russe, le procureur de la CPI a annoncé le 2 mars "l’ouverture immédiate" d’une enquête sur de possibles crimes de guerre. (...)

Cette ouverture d’enquête se fonde sur l’article 53 du Statut de Rome, un traité international fondateur adopté en 1998 et auquel 123 pays sont actuellement "États parties". Ce règlement intérieur de la CPI codifie entre autres les prérogatives de la Cour et les qualifications juridiques des crimes sur lesquels portent les enquêtes dans des zones de conflit. "Quatre qualifications sont possibles pour les exactions commises : le crime d’agression, le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le crime de génocide", explique Me Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit international et inscrit sur la liste des avocats près la CPI. (...)

Pour Me Emmanuel Daoud, "si on n’est qu’à Boutcha – en ne parlant que des viols et des exécutions de civils –, ce sont à l’évidence des crimes de guerre. Mais si on est dans plusieurs villes, à plusieurs endroits de l’Ukraine et que c’est toujours la même ‘méthodologie’ employée par l’armée russe, on pourra parler de crimes contre l’humanité."

L’utilisation du terme de génocide divise, quant à elle, les soutiens de Kiev. "Ce sont des crimes de guerre, et ils seront reconnus par le monde comme un génocide", a déclaré début avril le président ukrainien Volodymyr Zelensky après la découverte des exactions ayant eu lieu dans la ville de Boutcha, au nord-ouest de Kiev. Des chefs d’État (l’Américain Joe Biden) ou de gouvernement (le Canadien Justin Trudeau) s’accordent aussi pour utiliser ce qualificatif, quand d’autres (le Français Emmanuel Macron et l’Allemand Olaf Scholz) se montrent plus mesurés à ce sujet. Me Emmanuel Daoud se montre lui aussi prudent : "On n’a pas réuni, à l’heure actuelle, les éléments juridiques pour le crime de génocide." (...)

En plus de l’enquête internationale, des juridictions nationales sont aussi susceptibles de diligenter des poursuites contre des responsables russes soupçonnés d’exactions en Ukraine. À ce jour, la justice ukrainienne a ouvert plus de 7 000 enquêtes sur des crimes de guerre et plus de 3 000 autres sur des crimes connexes, comme l’a expliqué Iryna Venediktova, procureure générale d’Ukraine.

Des pays occidentaux investiguent aussi sur les exactions de l’armée russe, comme l’Allemagne qui recourt au principe de "compétence universelle" – permettant à un État de poursuivre les auteurs de crimes les plus graves, quels que soient leur nationalité et l’endroit où ils ont été commis. Berlin est d’ailleurs pionnier en la matière : ce même procédé a conduit à la condamnation à la perpétuité d’un ex-haut gradé du renseignement syrien, en janvier dernier.

La justice française est, elle aussi, impliquée : depuis le début du conflit, le Parquet national antiterroriste – compétent en la matière quand des faits concernent des Français à l’étranger – a ouvert quatre enquêtes pour crimes de guerre, dont une le 16 mars pour le décès du journaliste franco-irlandais Pierre Zakrzewski. (...)

Des preuves à collecter

Avant d’envisager des poursuites, collecter des preuves et documenter les faits en Ukraine est essentiel. C’est le travail que mènent plusieurs professionnels sur place, que ce soit à des fins judiciaires – devant la CPI ou des juridictions nationales – ou en vue de rédiger des rapports indépendants – une démarche qui concerne plus les ONG et les associations.

"La particularité de cette guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et des preuves qui sont collectées, c’est que tout cela se fait en temps réel. C’est la première fois que cela se passe de cette manière dans l’histoire de la justice pénale internationale", souligne Me Daoud. (...)

D’autres enquêtes, indépendantes du processus judiciaire, sont également menées en Ukraine par des ONG telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch (HRW). Les deux organisations ont recours à une méthodologie similaire avec des enquêteurs de terrain et des experts qui exploitent, vérifient et recoupent les ressources numériques disponibles sur les réseaux sociaux ou qui peuvent leur être envoyées.

"C’est un travail qui repose notamment sur des interviews avec des victimes, des survivants et des témoins de possibles exactions", explique à France 24 Bénédicte Jeannerod, directrice France de HRW. "On complète ce travail de terrain avec des équipes qui vont utiliser les différentes sources disponibles sur les réseaux sociaux ainsi que les expertises de nos équipes – comme quand notre ‘division armes’ documente des frappes russes en définissant le type de frappe, le type d’armement utilisé, et précise si ces armements sont prohibés ou pas par le droit international."

Le procédé consiste à associer "deux méthodes complémentaires pour établir des faits avec certitude", souligne Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France (...)

Ce travail de croisement des données et des témoignages sur le terrain a permis aux deux ONG de vérifier et établir une liste d’actions russes contraires au droit international en vigueur : le bombardement d’une école dans le nord-est de l’Ukraine avec des armes à sous-munitions – interdites par la Convention d’Oslo – ayant tué trois civils dont un enfant ; des violations du droit de la guerre concernant des civils dans les zones occupées des régions de Tchernihiv, Kharkiv et Kiev ; des exécutions sommaires et un viol à Boutcha ; des abus potentiels de soldats ukrainiens sur des prisonniers de guerre russes...

"Recueillir des preuves dans des zones de conflit, c’est compliqué : il y a des risques pour les experts, les enquêteurs et les juges, souligne Me Emmanuel Daoud. Plus tôt la guerre sera terminée, et plus tôt les preuves pourront être consolidées, inventoriées." (...)

Qui juger, et à quelle échéance ?

Si la fin rapide de la guerre pourrait faciliter le travail d’enquête conduisant des juridictions à engager des poursuites, les investigations en temps réel pourraient de leur côté raccourcir les délais de procédure. Selon Me Emmanuel Daoud, "collecter des preuves peut prendre du temps, de trois à cinq ans environ. Là, pour l’Ukraine, ce sera plus bref : le délai de traitement de toutes ces preuves pourra être écourté, de l’ordre d’un ou deux ans." (...)

Cette perspective judiciaire se dessine avec un grand point d’interrogation en toile de fond : qui sera finalement jugé pour les exactions commises en Ukraine ? La responsabilité de Vladimir Poutine dans l’invasion russe de l’Ukraine semble importer en premier lieu. (...)

"Vladimir Poutine s’est mis en scène comme le chef des armées : il a validé toutes les opérations militaires, il les a annoncées", estime Me Emmanuel Daoud. À cela s’ajoute le fait que le président russe a changé de chef d’état-major durant le conflit pour placer Alexandre Dvornikov, le "boucher de Syrie", à la tête des forces armées. Il a enfin décerné un titre honorifique à une brigade considérée par les Occidentaux comme responsable des atrocités commises contre des civils à Boutcha. (...)

"Si Vladimir Poutine ne condamne pas les crimes qui sont commis, je prétends qu’il en assume la responsabilité", poursuit Me Emmanuel Daoud. "Et pour caractériser la responsabilité pénale au regard de ces crimes de guerre, on n’a pas besoin d’avoir du sang sur les mains : on peut être concerné pour avoir été celui qui a donné des instructions, celui qui a coordonné, celui qui a commandé, celui qui a planifié et même celui qui a inspiré ces crimes."

Cela donne une idée de l’éventail des responsables qui pourraient, outre Vladimir Poutine, être mis en cause à moyen terme dans des procédures judiciaires (...)

Un constat que fait aussi la directrice d’Amnesty International France, Cécile Coudriou : "Pour être tout à fait réaliste, il est sans doute plus probable que nous réussissions à déterminer un jour des responsabilités de donneurs d’ordres dans l’armée russe que de Vladimir Poutine. Mais il est important, en tout cas, de viser aussi l’interpellation de tous les responsables, y compris les plus hauts." (...)

Les obstacles à la justice internationale

La future mécanique judiciaire internationale pourrait cependant s’enrayer. "Il y a deux freins pour la CPI : son propre courage et la coopération des États", explique Me Emmanuel Daoud.

"La CPI a un courage à géométrie variable", explique l’avocat. "Elle a pu être très efficace et déterminée lorsqu’il s’agissait de poursuivre d’anciens chefs d’État – notamment africains – ou des chefs de milice en République démocratique du Congo. Mais elle a aussi rendu d’autres décisions qui font qu’un certain nombre de pays ne croient pas beaucoup en son impartialité. Espérons qu’elle fonctionne cette fois-ci pour l’Ukraine, car c’est la seule juridiction internationale permanente à notre disposition."

Des décisions de la CPI ont pu être matière à controverse, comme quand la Cour a déclaré, fin 2020, qu’elle n’enquêterait pas sur des crimes de l’armée britannique en Irak durant les années 2000. La procureure d’alors, Fatou Bensouda, disait posséder des éléments sur des traitements inhumains infligés à des civils, de la torture, des homicides, des viols et des violences sexuelles. Mais les autorités britanniques ayant enquêté sur ces faits – sans pour autant décider de poursuites –, la CPI n’a pas pu se saisir de l’affaire.

Un autre obstacle repose dans la coopération – ou la non-coopération – des États avec la CPI. "Tout État partie au Statut de Rome a l’obligation de livrer toute personne sur son territoire faisant l’objet de poursuites par la CPI", explique Me Emmanuel Daoud. "Mais il n’y a pas de sanction prévue contre lui s’il ne respecte pas cette obligation – et a fortiori lorsqu’il s’agit d’un État qui n’a pas ratifié le Statut de Rome, comme la Russie."

Conséquence : un mandat d’arrêt international peut être émis contre un chef d’État ou contre un haut responsable politique ou militaire sans que celui-ci ne soit ensuite extradé pour être jugé devant la CPI à La Haye (Pays-Bas). Actuellement, douze personnes mises en cause par cette juridiction sont "en fuite" – dont l’ancien président du Soudan, Omar el-Béchir, poursuivi pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.

Concernant Vladimir Poutine, l’hypothèse d’une extradition – si un mandat d’arrêt international était émis à son encontre – paraît improbable, comme l’explique Cécile Coudriou (...)

Un autre scénario reste cependant possible concernant Vladimir Poutine, dans l’hypothèse où il quitterait un jour le pouvoir en Russie et à condition que son successeur envisage une coopération internationale. C’est celui qu’a connu l’ancien président yougoslave Slobodan Milosevic. (...)