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Mediapart
Un militant gay sénégalais accuse l’émission « Enquête exclusive » de l’avoir mis en danger
Article mis en ligne le 20 septembre 2022

Dans une émission de Bernard de La Villardière, diffusée en mars sur M6, un militant LGBT témoignait de la difficulté d’être gay au Sénégal. Il dénonce une atteinte à son anonymat et explique avoir dû, depuis, se réfugier en France et demander l’asile politique.

« Sexe et amour en Afrique de l’Ouest » : dans une émission diffusée sur M6 le 20 mars dernier, Bernard de La Villardière s’intéresse aux « pratiques amoureuses de cette partie du monde où les traditions perdurent ». Une séquence de sept minutes s’intéresse plus particulièrement à l’homophobie qui existe au Sénégal.

L’animateur rappelle d’emblée le risque encouru par les homosexuel·les de ce pays : entre un an et cinq ans de prison, de possibles agressions, un « bannissement social » et un « bannissement familial ». Il insiste ensuite sur l’importance de préserver la sécurité des personnes interviewées : « Nous allons rencontrer des jeunes gens qui ont accepté de témoigner sur leur sexualité, dans un lieu tenu secret. Ils ont tenu à garder également l’anonymat. »

Le sujet évoque le danger croissant que vivent les LGBTQI+ au Sénégal et diffuse des vidéos de gays se faisant lyncher publiquement. Bertrand*, la soixantaine, fait partie des témoins rencontrés par Bernard de La Villardière à Dakar. « J’avais été contacté par les journalistes de M6, qui m’ont demandé si je pouvais témoigner sur l’homophobie au Sénégal et si je pouvais solliciter d’autres victimes », explique ce militant par ailleurs expert auprès de l’Onusida (le Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida) sur les questions liées au VIH. (...)

Il accepte de participer à l’émission à condition que lui et les autres témoins sollicités soient anonymisés et que tout se passe chez lui, loin des regards. En plus de Bertrand, Bernard de La Villardière interroge trois autres personnes homosexuelles, toutes réunies dans son appartement. Le présentateur les remercie alors d’avoir accepté de témoigner et insiste encore sur l’importance de préserver leur anonymat : « Évidemment, vos conditions, c’est qu’on ne donne pas vos identités, qu’on masque vos visages et qu’on transforme votre voix. »

De nombreux éléments d’identification diffusés par M6 (...)

Selon Bertrand, tous ces éléments auraient permis à certains de l’identifier et de se rendre chez lui pour « saccager » son appartement.

« Avant le tournage, on avait convenu de faire l’intégralité de l’interview dans mon appartement. Je devais chercher les journalistes et le présentateur juste au coin de la rue, mais dès qu’ils sont sortis de voiture, ils ont commencé à filmer sans l’autorisation de personne », raconte le militant, qui pensait que tout ce qu’il disait à l’extérieur relevait d’une « discussion informelle ».

À l’image, en effet, on le voit préciser qu’il habite ce quartier depuis 15 ans parce que « c’est calme » et que les gens « sont tolérants ». Il ajoute aussi que la propriétaire de son appartement est « complètement gay-friendly ». (...)

« Je ne savais pas qu’ils allaient mettre en boîte ce que je disais dans la rue car je pensais que tout devait se passer à l’intérieur. Si j’avais su ça, je n’aurais jamais répondu », dénonce-t-il. Plusieurs mois après, l’un de ses amis le prévient qu’il est « passé à la télé ».

« Il m’a dit qu’on reconnaissait ma rue et qu’on pouvait savoir que c’était moi qui témoignais car on distinguait mon bracelet et qu’on me voyait boiter à l’écran », explique Bertrand, qui a des difficultés à marcher depuis qu’il a été victime d’un AVC : « Des homophobes qui habitaient mon quartier, qui ont vu l’émission, l’ont partagée avec tout le monde pour dire que j’étais un homosexuel notoire qu’il fallait éliminer. »

Le lendemain de cette diffusion, assure-t-il, plusieurs personnes se sont rendues chez lui alors qu’il était absent. « Ils ont trouvé ma fille, l’ont bousculée, l’ont harcelée et ont demandé où j’étais. Ils ont prévenu que s’ils me retrouvaient, ils me feraient la peau. » (...)

Également sollicitée par Mediapart, Denise*, la fille de Bertrand, confirme l’agression. (...)

D’après elle, la « vingtaine d’agresseurs » se serait postée devant l’immeuble en espérant intercepter Bertrand. « Lorsque j’ai demandé des explications à la propriétaire, j’ai compris qu’ils étaient là à cause du reportage. Mon père avait été identifié comme homosexuel et cela donnait une mauvaise image du quartier, supposé faire la promotion de l’homosexualité. » Denise, qui vit désormais loin de Dakar, dit avoir « tout perdu » après cette diffusion. « J’ai été exfiltrée par l’un de mes frères, je n’ai pu prendre qu’un sac à dos. » (...)

La propriétaire du logement, accusée de faire « la promotion de l’homosexualité », aurait alors contacté Bertrand pour lui dire de ne pas revenir. « J’ai eu tellement peur que je ne suis plus jamais retourné chez moi et j’ai cherché de l’aide pour trouver un autre logement », explique-t-il.
Réfugié en France, Bertrand a demandé l’asile

Bertrand venait d’obtenir un visa pour se rendre à la 11e conférence sur le VIH à Marseille qui s’est tenue le 6 avril dernier. « Par chance, je me suis rendu en France et j’ai demandé de l’aide pour être logé ici et demander l’asile politique », précise le militant. Il a en effet lancé une procédure et a exposé sa situation devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’Ofpra), voilà deux mois.

Frédéric Hay, de l’association Adheos (Association d’aide, de défense homosexuelle pour l’égalité des orientations sexuelles) lui vient alors en aide. (...)

Parallèlement à cette demande, Bertrand a tenté de comprendre comment les journalistes ont pu diffuser autant d’éléments d’identification. « J’ai contacté la journaliste de M6 pour lui dire qu’à cause de leur émission, j’ai une meute d’homophobes aux trousses. Elle ne m’a jamais répondu. Il a fallu que mon avocat leur écrive pour que je reçoive enfin un coup de fil », dénonce-t-il.

Dans la foulée de la diffusion du reportage, le 31 mars 2022, Étienne Deshoulières, son avocat, avait en effet sollicité la chaîne pour obtenir réparation, demandant une indemnisation à hauteur de 10 000 euros. (...)

M6 conteste le « saccage » et nie toute responsabilité

En réponse, la chaîne nie catégoriquement avoir mis en danger son témoin. « Afin de respecter l’anonymat de Bertrand*, C. Productions a pris le soin de ne pas filmer son visage, de changer son prénom et de modifier sa voix ; l’environnement immédiat de son appartement a été flouté de telle sorte qu’on n’identifie pas l’immeuble dans lequel entrent M. de La Villardière et Bertrand », écrit M6, oubliant que, dans le sujet, on distingue parfaitement la couleur de la porte d’entrée de l’immeuble et l’environnement jouxtant celle-ci. (...)

Arwa Barkallah, journaliste indépendante et ancienne correspondante pour la BBC, confirme pourtant la situation de détresse de Bertrand. Quelques mois après le reportage, elle est sollicitée par l’antenne locale du Haut-Commissariat au droits de l’homme de Dakar (HCDH) qui lui fait part de sa situation.

« J’ai été en contact avec sa fille, qui m’a raconté son agression. Je les ai ensuite épaulés pour les aider à récupérer quelques affaires », explique-t-elle, tout en confirmant qu’il était « facile d’identifier la rue de Bertrand dans le reportage ».

S’agissant des méthodes d’anonymisation, M6 nie là encore toute responsabilité. (...)

Bertrand, lui, ne décolère pas. « Ils ont bousillé ma vie. S’ils avaient respecté les engagements et pas diffusé ma rue, je n’aurais jamais quitté mon pays. Je n’avais jamais eu de problème de sécurité auparavant », explique-t-il. « Je n’ai plus rien, je suis à la retraite, je n’ai pas eu le temps d’organiser mes papiers pour avoir une pension de retraite au Sénégal, donc je ne sais pas où aller si la France ne me donne pas l’asile, déplore Bertrand. Je ne voulais pas être “outé”. Avais-je besoin que les gens sachent que je suis homosexuel, dans un pays où il y a une quantité énorme d’homophobes ? »

De son côté, Frédéric Hay met en cause le travail de l’animateur et de son équipe. « Compte tenu du climat extrême qu’il existe désormais à Dakar contre les LGBT, leur reportage est totalement imprudent. » D’autant que ce n’est pas la première fois que l’émission est mise en cause pour ses méthodes. (...)