
Tous les modèles de développement existants ont en commun la recherche de la croissance, et aucun ne sait véritablement fixer des limites à ce processus une fois qu’il est mis sur les rails. D’où la situation contradictoire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, à l’échelle planétaire : la majorité des habitants de la planète est simultanément favorables à la croissance et à l’écologie. Reste à savoir comment concilier les deux. Alors que les pays industrialisés se présentent volontiers comme le pôle de référence des réflexions sur la question, la réponse peut aussi venir du Sud, comme le montre l’exemple du Kérala.
A l’été 1994, la capitale de l’État indien du Kerala, Thiruvananthapuram, se trouva être le lieu de rassemblement d’une tribu improbable composée de plus d’un millier de personnes incluant des économistes du développement, des universitaires spécialistes de sciences politiques, des experts d’agences ONUsiennes, des responsables d’ONG sanitaire et environnementale, des membres du Parti Communiste Indien (Marxiste) du Kerala ainsi que de son adversaire le Parti du Congrès auxquels s’ajoutaient même quelques militants écologistes euro-américains. L’enjeu de cette rencontre appelée « First International Congress of Kerala Studies » était de réfléchir à ce qui avait rendu possible le « modèle » alternatif de développement incarné par ce petit État de l’Inde du Sud, de réfléchir à la crise qui l’affectait et de dessiner un futur possible pour ses politiques publiques [1].
La rencontre reposait en effet sur cette conviction selon laquelle le Kerala avait, entre la fin des années 60 et la fin des années 80, vécu une expérience de développement totalement originale, incompatible avec les postulats des experts internationaux et susceptible d’incarner un modèle alternatif, plus « égalitaire et écologique » de satisfaction des besoins fondamentaux de la population. Le caractère exceptionnel de la situation tenait, pour les participants au Congrès, à la conjonction entre quatre mots : « développement social sans croissance ».
Qu’est-ce que ce « modèle » ? (...)
Ce qui faisait d’une situation d’exception vis à vis du reste de l’Inde un « modèle » était toutefois que ces performances intervenaient dans un contexte économique allant à l’encontre des prévisions et attentes des économistes. Loin d’avoir réussi ce développement social à la suite d’un processus d’industrialisation et de décollage économique, le Kerala du début des années 90 sortait d’une longue période de très faible développement avec une croissance économique limitée à 1% par an en moyenne pendant deux décennies. On avait donc là, un cas concret de « croissance presque zéro » mais sans réduction des niveaux de vie, sans accroissement des inégalités, sans dégradation de l’accès à l’éducation et à la santé, au contraire, puisque les politiques sociales de l’État avaient conduit à une amélioration considérable du quotidien des populations, de leur bien-être tel que les indicateurs de « développement humain » le mesurent.
Si la situation du Kerala avait attiré l’attention des spécialistes du développement dix ans plus tôt, au début des années 80, il est probable que la lecture qui en aurait été proposée aurait exclusivement consisté en une mise en valeur des politiques de redistribution, du bon usage de l’impôt, des investissements massifs de l’État Keralais dans les infrastructures sanitaires et éducatives publiques, dans la distribution d’aliments subventionnés, etc.
(...)
Lorsqu’on s’intéresse aux pratiques de production plutôt qu’aux discours officiels, les continuités avec la mobilisation des savoirs locaux et la « modernisation alternative » des années soixante à quatre-vingt sont frappantes. C’est notamment ce que l’exemple de la pharmacie traditionnelle et de son industrialisation accélérée laisse penser.
Entre entrepreneuriat et mobilisation des savoirs locaux : le cas de l’industrie ayurvédique (...)