
La vidéo montrant Emmanuel Macron parlant du budget des aides sociales en des termes inhabituels pour un responsable politique a été à l’origine d’une vaste campagne médiatique. La diffusion nocturne de cette vidéo sur le compte Twitter de l’Élysée, autant que son contenu étaient visiblement destinés à nourrir le « buzz » dont raffolent les médias dominants.
Ces derniers se sont d’ailleurs empressés de couvrir « l’événement » au cours d’une séquence centrée sur la forme des déclarations présidentielles et faisant la part belle au « commentariat » le plus dépolitisé. Et quand, rarement, il fut question du fond, éditocrates et experts épousèrent le cadrage et les préoccupations (austéritaires et néolibérales) élyséennes, et ne donnèrent pas la moindre place à des questionnements plus généraux (et encore moins à des discours alternatifs) sur le système de protection sociale, son niveau, son financement et sa raison d’être, préparant ainsi le terrain médiatique (et politique) à un nouveau recul social.
Coup d’envoi : une fuite et quelques déclarations ministérielles(...)
dans les jours ayant suivi la publication de l’article du Monde, plusieurs médias ont ouvert micros et colonnes aux responsables politiques pour « expliquer » le projet : Bruno Le Maire le 20 mai dans « Le grande rendez-vous » sur Europe 1, Benjamin Griveau dans Le Parisien le 27 mai, Gérald Darmanin le 29 mai sur RTL, tandis que les déclarations d’Édouard Philippe le 30 mai à l’issue d’un séminaire gouvernemental ont été reprises dans Le Monde, Les Echos, le JDD, Le Parisien, Le Point, Challenges, etc.
Dans les jours qui suivirent ces déclarations, plusieurs médias ont proposé une synthèse du projet [1]. Certains journalistes politiques lui ont porté un intérêt d’autant plus grand que l’annonce de ces mesures à venir avait, selon la formule consacrée, « suscité la désapprobation dans les rangs de la majorité ». Il s’agissait donc « d’éteindre le début d’incendie » (Les Echos, 1er juin), ou de cheminer en « terrain miné » (Le Monde, 30 mai), voire d’une « cacophonie gouvernementale » (France Bleu, 30 mai).
Comme toute bonne campagne médiatique, celle-ci fut accompagnée d’un sondage ad hoc, commandé par deux médias et un « think tank », tous ouvertement favorables au projet gouvernemental de réduction des aides sociales(...)
C’est ainsi que l’angle du débat médiatique autour des aides sociales s’est d’emblée imposé, à l’unisson des problématiques posées par le gouvernement : faut-il ou non les réduire ?
Un débat médiatique amputé(...)
Un bon exemple de ce journalisme politique dépolitisé fut donné à entendre dans sa version cultivée lors l’émission du 3 juin de « L’esprit public » sur France Culture. Recevant comme chaque dimanche des invités idéologiquement proches du gouvernement actuel, Émilie Aubry leur posait la question : « Faut-il poser la question des aides sociales ? » Son texte introductif, stylisé à la façon d’un récit, vaut d’être cité in extenso :(...)
Autrement dit, la question se posait souvent sous la forme d’une alternative : réduire les aides sociales (éventuellement jusqu’à en supprimer certaines), ou les conserver.
C’est selon cette alternative que le débat fut posé dans les médias dominants : rares furent par exemple les articles mentionnant le fait bien établi que de très nombreuses personnes éligibles à une allocation n’en bénéficient pas parce qu’elles ne la demandent pas – alors même que ce « non-recours » concerne au moins 30% des allocataires potentiel du RSA par exemple [3]. Et ce sans parler de poser la question des moyens à envisager pour réduire ce non-recours !
Rares également furent les médias à s’emparer de visions politiques de la gauche radicale – par exemple celles qui jugent que ces aides devraient être augmentées, ou que le principe de redistribution devrait être généralisé, par exemple sur le modèle du salaire à vie (...)
Mais les invitations leur furent distribuées au compte-goutte [5], et aucun de nos grands médias n’emploie d’éditorialiste idéologiquement proche de ces courants politiques. Tant et si bien qu’ils restèrent quasiment invisibles durant toute cette séquence – aussi invisibles que d’habitude pourrait-on dire, et le périmètre du débat en fut particulièrement restreint, aussi restreint que d’habitude pourrait-ton dire !
Acte deux : la fabuleuse histoire médiatique du « pognon de dingue » ou la misère du journalisme politique(...)
C’est dans la nuit du 12 ou 13 juin, soit après trois semaines de débat médiatique sur la question de la nécessité, ou non, de réduire les aides sociales, que la fameuse vidéo du « pognon de dingue » est mise en ligne sur le compte Twitter de la directrice de communication d’Emmanuel Macron.
Cet épisode intervient à la suite de deux révélations du Canard Enchaîné : une première affirmant que le montant des coupes budgétaires dans les aides sociales a été fixé à 7 milliards d’euros par le gouvernement ; et une seconde retranscrivant les propos d’un « conseiller gouvernemental » regrettant justement cette première révélation (...)
Et ce « coup de com’ » suscita en effet une large couverture dans les médias dominants, qui se sont une nouvelle fois illustrés par un suivisme sans borne à l’égard de la communication gouvernementale (...)
Sur le fond, de nombreux médias ont repris à leur compte la question de « l’efficacité » des aides sociales, se basant notamment sur une dépêche AFP reprenant des statistiques officielles de la DREES. Comme le montre un article d’Arrêt sur images, cette même dépêche aura été reprise très différemment d’un média à l’autre(...)
Et le service public n’est pas en reste. Dans un débat organisé en marge du congrès de la Mutualité française sur Public Sénat, la présidente de la région Occitanie doit répondre à des questions telles que : « [Cette] formule choc, ’’un pognon de dingue’’, ça vous a choquée ? », ou encore : « Mais quand Emmanuel Macron dit que sur ces aides sociales il y a un problème d’efficacité, un problème d’effectivité, est-ce qu’il n’a pas raison ? »(...)
Dans notre article « Le pouvoir des médias : entre fantasmes, dénis et réalités », nous pointions certains des pouvoirs que les médias exercent réellement. Parmi ceux-ci, nous relevions le pouvoir d’agenda, puisqu’ « en déterminant quelles informations sont dignes d’être traitées, les médias définissent les événements qui font ’’l’actualité’’, suggérant au public non pas ce qu’il doit penser, mais ce à quoi il faut penser » ; et le pouvoir de cadrage découlant du fait que « les médias ont le pouvoir de suggérer sous quel angle doivent être abordées les questions dont ils traitent et comment il faut y penser ».
Ces pouvoirs s’exercent avec d’autant plus de force que le niveau d’uniformité du traitement médiatique est élevé(...)
Or il existe des acteurs extérieurs aux médias qui ont la possibilité d’imposer des sujets dans le débat médiatique, notamment, comme ici, le pouvoir politique, dont les choix annoncés ou effectifs font partie des centres d’intérêts évidents du travail de journaliste.
Dans ces conditions, la surexposition des débats consacrés à la communication d’Emmanuel Macron (qui est un sujet parfaitement mineur au regard des enjeux), ainsi que la reprise du cadre suggéré par l’Elysée lors des quelques occasions où le sujet de fond était abordé (« les aides sociales sont-elles efficaces ? ») ont permis au pouvoir politique d’utiliser les effets d’agenda et de cadrage à son bénéfice. (...)
Bref, dans les conditions de fonctionnement actuelles de l’univers médiatique, lorsqu’il s’agit de « préparer l’opinion » à « la nécessité et l’efficacité de la réforme », l’autonomie des médias dominants vis-à-vis du pouvoir politique semble si faible qu’il suffit d’un simple « coup de com’ », filmé sur un iPhone.