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Une échelle de corde vers l’avenir
Frédérique Pressmann Réalisatrice
Article mis en ligne le 20 février 2021
dernière modification le 19 février 2021

L’expression est devenue tellement galvaudée qu’on hésite un peu à l’utiliser. N’empêche. En me rendant sur la nouvelle ZAD du Triangle, à Gonesse, j’ai vraiment eu le sentiment d’entrouvrir la porte de ce monde d’après que nous sommes tant à appeler de nos vœux. Et ça m’a réjoui l’âme…

Le Collectif pour les terres de Gonesse (CPTG) avait prévenu : ouvrir une ZAD, ce n’était pas vraiment dans sa culture, mais si d’aucun.e.s venaient s’en charger, on les accueillerait à bras ouverts. L’occupation était la seule stratégie qu’il restait pour empêcher le saccage de ces terres agricoles, les dernières d’Ile-de-France. Et c’est ce qui s’est passé : dimanche 7 février, par temps de neige et de grand froid, la ZAD du Triangle a été créée.

Le Triangle de Gonesse, ce sont 600 ha de terres coincées entre l’aéroport de Roissy et celui du Bourget. Des terres fertiles qui auraient été ensevelies si EuropaCity, un énorme complexe de commerces et de loisirs, avait vu le jour. Devant l’opposition des habitant.e.s, le gouvernement a fini par abandonner ce projet pharaonique en novembre 2019, mais sans revoir le tracé de la ligne 17 nord du Grand Paris censée le desservir1.
Et cette semaine, les premiers travaux de la future gare ont démarré, en plein champ.

Ici, le décor est un peu moins bucolique qu’à Notre-Dame-des-Landes. (...)

Une fois franchie la porte de tôle, c’est un autre univers. En cinq jours, un début de campement est déjà sorti de terre. Il y a la cabane cuisine, équipée d’un grand réchaud à gaz et de nombreuses étagères qui croulent sous les provisions, à tel point qu’un coin stockage de nourriture a dû être aménagé à l’arrière. Une bibliothèque-freeshop, où l’on peut lire des livres vautré.e sur un grand matelas ou faire son choix parmi les vêtements suspendus aux tringles – tout est gratuit. Des toilettes sèches, bien sûr, mais aussi une cabine “douche” avec bassine, savon et petit chauffage d’appoint, pas inutile pendant cette semaine où les températures ne remonteront guère au-dessus de zéro. Une équipe s’active à la création d’un deuxième dortoir pour accueillir les courageux.se.s qui dorment sur place. Une autre équipe avance sur le “saloon”, un salon pourvu de murs mais pas de toiture. Disséminés un peu partout, des petits groupes discutent ou boivent un café en se réchauffant au soleil d’hiver.

Au total, ce sont quelques dizaines de personnes qui s’affairent ce jour-là sur la ZAD, jeunes et moins jeunes. Il y a des ancien.ne.s du CPTG, des zadistes expérimenté.e.s, des membres d’Extinction Rébellion, quelques Gilets jaunes, mais aussi beaucoup de gens sans affiliation particulière. L’ambiance est à la fois industrieuse et joyeuse. Ici, pas de chef.fe ni de responsable. On observe un peu, on propose son aide quelque part et assez rapidement on se voit confier une mission. (...)

Au bout d’un certain temps, comme à chaque fois que je me retrouve dans un lieu autogéré, quelque chose se modifie insensiblement en moi. Comme si tout mon être acceptait de se détendre, de se déposer. En franchissant cette simple porte en tôle, j’ai en effet basculé dans un monde radicalement différent, fondé sur la gratuité et le partage, et il faut un peu de temps pour enregistrer ces nouvelles normes et intégrer leur impact énergétique. Dans cet espace libéré de l’emprise du capitalisme et du profit, tout ce qui émerge est le fruit du seul désir des gens présents, de leur élan, de leur initiative.
Ce qui se fabrique est constitué de toutes ces propositions individuelles qui se combinent entre elles par la grâce de l’intelligence collective. Faire cette expérience est assez bouleversant et génère immanquablement de la joie, ainsi qu’un sentiment de liberté,
de légèreté. (...)

Pour ma part, je sais ce qui me nourrit profondément : encore plus que la délicatesse des mets, c’est le fait que des gens que je ne connais pas aient pris le soin de récupérer ces légumes invendus, de composer un menu et de le cuisiner, pour venir l’offrir à toutes celles et ceux qui se trouveraient là aujourd’hui. Les effets de ce don, et de tous les autres reçus ce jour, m’accompagneront tard dans la soirée, bien longtemps après avoir quitté la ZAD et être revenue dans le monde réel. Même coincée dans les embouteillages du retour, je sens mon cœur déborder d’amour pour mes semblables ce qui, il faut bien l’avouer, n’est pas toujours le cas. (...)

quelle que soit l’issue de cette lutte, ce qui se vit et s’invente sur ce bout de terrain noyé parmi les zones commerciales et les entrepôts préfigure le monde pour lequel nous nous battons. Sur chaque confetti d’espace libéré, dérisoire et en même temps d’une puissance radicale, nous pouvons prendre pied pour aller plus loin et entrapercevoir l’étape d’après. (...)