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Reporterre
Une entreprise sans hiérarchie, c’est possible
Article mis en ligne le 2 juin 2016
dernière modification le 27 mai 2016

La coopérative rennaise Scarabée Biocoop a mise en place un système de gouvernance partagée nommé l’holacratie. Le fonctionnement est plus efficace et de nombreux salariés apprécient leur autonomie. Mais tout n’est pas facile dans le monde de l’organisation horizontale.

Après le revenu de base, Reporterre poursuit sa série d’enquêtes sur les alternatives qui peuvent changer la société. En se demandant ce qui se passerait si les solutions n’étaient pas alternatives, mais appliquées à grande échelle. Deuxième volet : l’organisation du travail.

(...) « Avant, chaque directeur avait son bureau qu’il fermait avec sa clé. Aujourd’hui, les bureaux sont attribués en fonction des “rôles”, pas de la hiérarchie. » (...)

« Premier lien » ? « Cercle général » ? « Rôles » ? Un vocabulaire étrange qui dissimule une organisation particulière de la gouvernance : l’holacratie. Dans ce système développé en 2001 par Brian Robertson, patron d’une société d’édition de logiciels étasunienne, la pyramide hiérarchique est abandonnée au profit d’une organisation horizontale, sans chef ni manager. Scarabée Biocoop, qui regroupe cinq magasins, trois restaurants, un snack et un service traiteur bio dans la métropole rennaise, a adopté ce mode de fonctionnement en février 2015.

Dans les faits, comment ça se passe ? Chaque employé endosse différents rôles, qui correspondent à des tâches jugées indispensables au bon fonctionnement de l’organisation comme encaisser les clients, réapprovisionner le rayon épicerie, passer commande, gérer les fiches de paie, etc. « Nous sommes parvenus à pas loin de mille rôles pour 160 salariés ! » calcule Mme Baur. L’employé doit jouir d’une importante autonomie dans ses rôles, qui correspondent à un périmètre de décision et d’action dans lequel il n’a pas besoin de demander validation. Seul impératif : son travail doit servir la « raison d’être » de l’entreprise, la mission qu’elle s’est donnée et qui sert de fil rouge à tous les salariés.

« Il n’y a pas de procédure qui tombe d’en haut » (...)

En plus de leurs rôles, certains employés sont chargés d’améliorer le fonctionnement holacratique. Les « premiers liens » assument la répartition des rôles et des ressources matérielles dans un cercle. Des managers déguisés ? « Au début, les premiers liens étaient les anciens directeurs, admet la présidente du directoire. Mais depuis septembre 2015, de nouveaux premiers liens ont été choisis par les salariés. Aujourd’hui, le premier lien du cercle magasin Cesson est Nelly, qui s’occupait du rayon épicerie sucrée. » Les rôles ressources, premiers liens mais aussi seconds liens chargés d’apaiser les tensions entre les employés, sont attribués à l’issue d’élections sans candidat : chaque salarié désigne simplement, en argumentant, la personne du cercle qu’il juge la plus apte à remplir cette fonction.

Pourquoi avoir adopté l’holacratie ? "Scarabée Biocoop a beaucoup grandi ces dernières années. L’organisation hiérarchisée du début ne fonctionnait plus", analyse Isabelle Baur. (...)

Cette nouvelle organisation a amélioré l’efficacité de la biocoop, observe la présidente du directoire : « Il n’y a plus de décisions non appliquées. » Les premières opinions des salariés sont positives. (...)

Mais, une fois les escaliers descendus vers le magasin, les sentiments sont mitigés. Est-ce parce que la transition est toujours en cours — il faut compter deux ans pour achever la mise en place de l’holacratie — ou parce que le modèle ne séduit pas ? Derrière l’étalage de fromages, Mathilde préfère ne pas donner son avis. Mickaël, responsable du rayon boucherie et second lien du cercle magasin Cesson, regrette qu’il y ait « beaucoup de réunions ». De son poste d’observation au milieu des cosmétiques bio, Brigitte observe un « petit flottement dans l’organisation ». (...)

« Tout se passe sur l’ordinateur [1], ce n’est pas pratique, déplore-t-elle. Je crains aussi que le principal message de l’holacratie — l’évolution dans ses rôles si l’on n’est pas satisfait — ne soit pas suffisamment rappelé. » Ce type d’organisation reflète une évolution de la société qui lui pose question : « Je suis d’une époque où nous étions représentés et défendus par des syndicats. Aujourd’hui, l’action collective n’intéresse plus les jeunes. Ils se passionnent plutôt pour l’organisation du travail, surtout si elle place au centre la considération de l’individu et de ses œuvres. » (...)

« Il y a des gens pour qui le passage à l’holacratie est plus facile que pour d’autres », admet prudemment Angélique Cruble. Isabelle Baur a conscience de ces difficultés. « Il faut intégrer le concept et l’avoir dans les tripes. Ça peut être un choc ! Je suis parmi les plus volontaires mais j’ai quand même passé quinze jours en arrêt maladie », confie la présidente du directoire. Elle identifie deux profils particulièrement vulnérables : « les anciens directeurs qui ont du mal à lâcher les manettes » et « les gens qui n’arrivent pas à s’autonomiser ». (...)

« L’holacratie est au service de l’entreprise mais je trouve qu’elle ne prévoit pas grand-chose pour accompagner les personnes dans leur vécu de la transition. » Même si, lors de la dernière réunion directoire-salariés, les employés étaient invités à présenter leurs impressions et que « la parole n’a jamais été aussi libre ».

Lydia Pizzoglio, cofondatrice de l’Université du nous, qui organise des formations individuelles et collectives à des formes alternatives de management, connaît ces difficultés par cœur : « Il faut sortir du : “C’est pas moi, c’est le président ; c’est pas moi, c’est l’élu, le délégué, ma mère…” Mais tout le monde n’est pas prêt à être souverain ! »

Si l’holacratie bien pratiquée peut, selon elle, « libérer énormément d’énergie, une motivation et une implication qui n’existaient pas au départ », elle n’est pas applicable dans toutes les conditions. (...)

Si Scarabée Biocoop avait pour objectif louable de « remettre l’humain au centre et d’être cohérent avec ses valeurs », « certaines entreprises, comme Danone, qui a installé l’holacratie dans un service pilote de 300 personnes, ont des raisons strictement business. Ils considèrent que la structure hiérarchique a atteint ses limites, qu’il y a un gâchis d’énergie, qu’il faut restructurer et que ça coûte cher... Ils viennent à l’holacratie pour l’agilité, la mutabilité, l’adaptabilité. »

Mettre en place l’holacratie pour augmenter la productivité des salariés et enrichir l’entreprise, voire les actionnaires... Les salariés sont-ils partants ? Ou faut-il aller au bout de la logique de la gouvernance partagée et contrôler collectivement l’outil de production en se transformant en coopérative, où chacun détient une part du capital ? « On ne travaille jamais pour un patron ou pour des propriétaires, on travaille pour soi et pour un salaire, rétorque M. Chiquet, un brin agacé. Il faut sortir d’une dualité indigne de l’être humain en 2016, qui oppose les belles missions non lucratives au monde des gens qui font du fric. » (...)