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« Une société doit décider de ce qu’elle met en commun »
Christian Laval enseigne la sociologie à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense. Il est également membre du conseil scientifique d’Attac.
Article mis en ligne le 5 novembre 2015

Quel est le trait commun entre les luttes contre l’appropriation des ressources naturelles et humaines ? Pour Christian Laval, c’est la notion de « bien commun », ou même de « commun ». Coauteur avec le philosophe Pierre Dardot du livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, il estime que ce principe est au cœur de l’alternative au néolibéralisme.

Ce qui nous a décidés à écrire ce livre, avec ce titre [1], ce sont les différents mouvements de contestation de l’appropriation privée et étatique et, plus particulièrement, le mouvement d’occupation des « places » (15M, Gezi, etc.) qui a porté de nouvelles exigences avec une énergie incomparable. Il y a eu là une mise en cause radicale de la démocratie « représentative » au nom d’une démocratie « réelle » qui se nouait à des revendications écologiques sur la préservation des « communs » (les espaces urbains notamment).

En même temps, un peu partout, des luttes contre des privatisations ou des pratiques économiques et sociales alternatives, souvent de type expérimental, ont fait appel à une terminologie ancienne mais qui était chargée d’une énergie et d’une signification nouvelles : celle des « communs » ou des « biens communs ». Il nous est apparu que le « commun » émergeait littéralement de tous ces mouvements, de ces luttes et de ces expérimentations, avec cette signification : pas de co-obligation sans coparticipation à une même activité. Le commun n’est donc pas notre invention, il se dégage des luttes et expériences actuelles comme leur principe. (...)

Comment définissez-vous le « commun » ?

L’émergence du commun comme principe s’explique d’abord sur fond de résistance historique à la généralisation de la logique propriétaire qui s’est manifestée un peu partout sous des formes différentes mais convergentes : les terres, les semences, les gènes, le littoral, l’éducation, les connaissances, etc. Les privatisations des biens publics depuis trente ans en sont l’un des aspects importants. Cette réponse est d’abord apparue sous la forme d’un « retour aux communs ». Par communs, on entend moins des biens à proprement parler que des institutions qui visent à produire, sauvegarder, entretenir une ressource destinée à une communauté d’usagers, restreinte ou large.
L’essentiel est justement que les communs ne sont pas « produits » mais « institués » : c’est la raison pour laquelle nous sommes très réticents à l’égard de la notion de « biens communs ». Car tous les « biens » ainsi considérés partagent cette qualité d’être « produits ». Il nous semble qu’on doit renverser le raisonnement : tout commun institué (ressource naturelle, connaissances, lieu culturel, etc.) est un bien, mais aucun bien n’est par lui-même commun. Une fois institué, un commun n’est pas aliénable ni appropriable, il n’est pas une « chose ». Au sens où nous l’entendons, un commun est le lien vivant entre, d’une part, une chose, un objet ou un lieu et, d’autre part, l’activité du collectif qui le prend en charge, l’entretient et le garde. (...)

Le principe du commun tel qu’il se dégage aujourd’hui tourne le dos au communisme d’État. L’État bureaucratique n’est pas l’alternative au marché. En fait, le commun représente la tentative historique d’échapper à ce duo infernal du marché et de l’État qui a structuré nos sociétés et organisé nos existences. (...)

nous passons d’une phase de résistance au néolibéralisme à une phase d’expérimentations, de pratiques alternatives et de luttes politiques visant à « passer à autre chose ».

Encore « moléculaire », bien sûr, cette révolution est à prendre au sens très précis que lui donnaient le philosophe Merleau-Ponty et, à sa suite, Castoriadis : celui de ré-institution. Par cette formule, on peut entendre l’activité par laquelle les acteurs font vivre l’institution nouvelle à laquelle ils participent. Il reste à rendre à ces « mille révolutions » leur visibilité sociale, leur signification d’ensemble, le principe politique général qui s’en dégage.

Comment « instituer l’inappropriable » pour dépasser le néolibéralisme ?

Une société au fond doit décider de ce qu’elle met en commun. C’est cette décision qui détermine la dimension inappropriable d’un bien, d’un espace, du résultat d’une activité. À partir de là, on conçoit comment peut se développer la rationalité du commun dans toutes les activités et dimensions de l’existence : non pas comme un renoncement intégral et sacrificiel à toute propriété, mais comme une subordination du droit de propriété à un droit d’usage commun. (...)

ce n’est pas seulement le domaine associatif et coopératif qui est concerné, ce sont aussi les services publics et l’actuelle entreprise capitaliste qui peuvent et doivent, selon nous, être repensés et « réinstitués » comme des communs. C’est en ce sens que le commun est un principe transversal de subversion et de transformation de toute la société existante. (...)

Ce qui est possible n’est pas donné par les crises du capitalisme ni même par la catastrophe climatique, mais par les pratiques alternatives et les luttes de résistance qui montrent que l’on peut et que l’on veut vivre autrement.

Ce qui pose le problème de la forme politique que peuvent prendre les luttes, les mouvements et les expérimentations sociales. Il faut certainement déconstruire la coupure entre le parti et le mouvement social, et pour cela inventer une nouvelle expression politique des mouvements, des luttes et des expérimentations. Le mouvement écologiste, en s’inscrivant dans la politique professionnelle, a oublié le rôle qu’il a pu jouer et pourrait jouer dans cette direction. Ce qu’il y a de mieux dans Podemos en Espagne aujourd’hui, c’est cette recherche d’une nouvelle articulation entre luttes sociales et forme politique. Mais personne ne peut dire si cela aboutira. (...)

Un mouvement ne se décrète pas, il se développe sans qu’on puisse dire jusqu’où il ira et quelle sera sa force. Mais la souffrance générée par les modes de vie et de travail que l’on nous impose est telle qu’il y a des chances que montent les désirs de « vivre autrement ». Il ne suffit plus de contester le néolibéralisme, il s’agit de faire et de vivre autre chose en construisant de nouveaux liens, en modifiant le rapport aux choses et à la propriété. Dégager la signification politique plus générale de ce que les gens cherchent dans des pratiques collectives nouvelles, souvent en tâtonnant, peut avoir un effet de propagation et d’accélération non négligeable. (...)