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Universités : la « dictature des identités » et des minorités « indigénistes » ?
Olivier Le Cour Grandmaison Université d’Evry-Val d’Essonne, sciences politiques et philosophie politique
Article mis en ligne le 24 avril 2019

Hier, la peur « du Rouge » et des intellectuels « marxisants » tenait lieu de programme et de prêt-à-penser pour ceux qui prétendaient défendre le monde libre. Aujourd’hui, la première est complétée par une autre : celle de « minorités indigènes » forcément capables, grâce à leurs réseaux et à leurs nombreux complices au sein de l’institution universitaire, d’imposer leur dangereuse « tyrannie. »

(...) Après la tribune d’Olivier Beaud, intitulée « La liberté académique est de plus en plus menacée en France » (Le Monde, 12 avril 2019) dans laquelle il dénonçait, entre autres, les agissements liberticides de minorités agissant au nom d’une « prétendue “victimisation” », Marianne puis la Revue Des Deux Mondes consacrent plusieurs pages à ces nouveaux dangers qui ruineraient l’indépendance de la recherche et des universités. Pour éviter toute polémique et ne pas laisser croire à une interprétation policière ou complotiste de l’actualité, précisons qu’il s’agit certainement d’un hasard. Il n’en témoigne pas moins de l’émergence et de la construction académique et médiatique d’une peur qui prospère désormais et s’entretient de ces articles mêmes conçus par leurs auteurs comme autant d’appel à la mobilisation afin de préserver l’institution universitaire de ces périls multiples.

Le dossier élaboré par Etienne Girard et Hadrien Mathoux[1], pour l’hebdomadaire précité, est subtilement intitulé : « L’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité… » Pis encore, on y a apprend que non contents de partir à l’assaut des établissements d’enseignement supérieur, ils « infiltrent » également « associations et syndicats », et qu’ils « veulent en finir avec l’universalisme. » Celles et ceux qui sont victimes de discriminations diverses et systémiques, désormais bien documentées grâce aux nombreuses études statistiques conduites par des chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED), notamment, connaissent d’expérience et depuis longtemps les sublimes beautés de cet « universalisme » réputé être la marque du “génie” français.

Au terme de cette enquête prétendue, qui n’est soutenue par aucun chiffre sur le nombre d’universités et d’enseignements où les différents sujets critiqués sont abordés, ces deux journalistes construisent la figure inquiétante mais parfaitement phantasmatique de « l’identitaire de gauche » dont la « bibliothèque idéale » serait composée des ouvrages suivants : Surveiller et punir de Michel Foucault, De la grammatologie de Jacques Derrida, La Domination masculine de Pierre Bourdieu et bien sûr Les Damnés de la terre de Frantz Fanon. Tous sont donc présentés comme les pères intellectuels de la présente bataille engagée pour soumettre l’université française aux diktats dénoncés (...)

« Amalgamons, amalgamons, il en restera toujours quelque chose », tel est le principe recteur de cet improbable échafaudage rhétorique où le poids supposé des mots et des formules est renforcé par le choc des illustrations destinées à les compléter. Classique procédé bien fait pour tenter d’occulter la légèreté remarquable du propos. Rappelons aux auteurs, et plus largement à celles et ceux qui confondent phantasme et réalité, que ce pays compte 75 universités, 69 791 enseignant-e-s du supérieur, 1 623 500 étudiant-e-s dont 44 400 sont inscrits en sciences humaines et sociales, selon les chiffres du ministère. Tous soumis à « l’idéologie indigéniste » ? Pour les deux enquêteurs de Marianne, vrais Diafoirus qui croient ausculter les maux de l’enseignement supérieur, cela ne fait aucun doute puisqu’ils écrivent : « une gauche et un monde universitaire à la dérive. » En une dizaine de pages, ils sont ainsi passés de quelques cas, selon eux, à un diagnostic général et catastrophique supposé révéler l’ampleur du mal, lequel aurait gagné la force politique que l’on sait qui porterait ainsi une responsabilité écrasante. Diantre, que la faculté de médecine nous préserve de semblables charlatans et de leurs maladies imaginaires !

Quant au dossier de la Revue Des Deux Mondes du mois de mai 2019, il est tout aussi explicite puisque la rédaction l’a nommé avec finesse : « Terrorisme intellectuel. Après Sartre, Foucault, Bourdieu, l’idéologie indigéniste entre à l’université. » (...)

. Enfin, pour lester l’ensemble de ce dossier d’un témoignage exemplaire supposé confirmer l’extrême gravité de la situation, un étudiant, Joseph Magne, omniscient et jouissant d’une qualité divine, le don d’ubiquité, affirme : « aucun cours n’échappe aux questions de race et d’oppression. » Avec de telles capacités, nul doute que ce jeune homme est promis à une brillante carrière. Les naïfs et les inconscients pensent que l’alliance des gauchistes et des islamistes ne prospère que dans le monde des partis, des syndicats et des associations ; son influence est beaucoup plus vaste puisqu’elle s’est imposée dans les universités où elle menace désormais la recherche et l’avenir de la belle jeunesse de France soumise à des clercs obtus et dangereux ; ces idiots utiles de l’islam politique et des minorités ethniques.

Sans doute assistons-nous à l’émergence d’un nouveau mythe politique : l’islamisation-gauchisation des établissements d’enseignement supérieur médiatiquement construite avec le soutien de quelques professeurs qui lui apportent une caution réputée savante et informée. Ce mythe en prolonge un autre : celui de l’islamisation de la République[2]auquel il ajoute une touche hyperbolique et catastrophique qui renforce ce dernier puisqu’une institution aussi importante que l’université est en passe d’être conquise, à lire certains de ces vaillants résistants, ou déjà tombée, selon d’autres plus pessimistes mais non moins déterminés à mener les batailles décisives qui s’imposent (...)

Les journalistes, les essayistes pressés et les universitaires précités affirment défendre les libertés académiques mais les analyses qu’ils proposent de la situation, après beaucoup d’autres qui les ont précédés dans cette voie, produisent des effets réels et délétères sur ces mêmes libertés. Le 14 octobre 2017 devait se tenir à l’université de Lyon 2 un colloque sur l’islamophobie organisé par la chaire « Egalité, inégalités et Discriminations » en présence d’une dizaine de spécialistes dont François Burgat, Vincent Geisser et Jean-Michel Ducomte. De plus, une déclaration du président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, devait être lue. A la suite des interventions de la Licra et de Céline Pina, ancienne élue socialiste du Val-d’Oise, la présidente de cette université, Nathalie Dompnier annulait, sous le prétexte fallacieux de « préserver la sérénité des échanges », cette initiative prévue de longue date. Décision saluée par cette association au motif qu’elle a permis « d’éviter de livrer l’université à une instrumentalisation évidente par l’extrémisme religieux. » Les sites d’extrême-droite : « Fdesouche », « Riposte laïque » et « Résistance Républicaine » se sont joints au chœur pour le moins singulier des opposants en se félicitant, pour ce dernier, d’un tel succès alors que l’on « constate l’implication de l’islamo-gauchisme au plus profond de l’Etat » et des établissements d’enseignement supérieur. (...)

. A libre et nécessaire discussion, beaucoup semblent préférer l’anathème, la stigmatisation et l’interdiction. Impossible donc en France d’organiser un colloque sur l’islamophobie alors que de nombreuses initiatives académiques sur ce thème ont eu lieu aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse et en Allemagne, faisait remarquer le professeur d’histoire Philippe Martin qui dirige également l’Institut Supérieur d’Etude des Religions et de la Laïcité à l’université Lyon 2[4].

Fiers républicains, prétendument soucieux des libertés académiques, encore un effort pour être démocrates !