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Valérie Toranian, des nouveautés cosmétiques au péril islamique
#ValérieToranian #acrimed #MonaChollet #éditocrates
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 23 octobre 2022

Après avoir dirigé Elle puis La Revue des deux mondes, Valérie Toranian vient d’être nommée directrice de la rédaction du Point. En 2018, Mona Chollet retraçait son parcours dans Les Éditocrates 2 [1]. Nous publions, avec l’accord de l’autrice et de l’éditeur, le chapitre qui lui est dédié (p. 123-138). (Acrimed)

(...) Quand « Elle » fait la promotion de « Causeur »

Valérie Toranian a dirigé le magazine Elle pendant treize ans, avant d’être congédiée en septembre 2014 par Denis Olivennes, P‑DG de Lagardère Active, en raison de la baisse des ventes. Giesbert, ancien directeur du Point, est son compagnon. L’arrivée du duo à la tête de la vénérable Revue des deux mondes – fondée en 1829 – a suscité un certain émoi, tant le tournant réactionnaire qu’il lui a imposé a été brutal. Giesbert, racontait alors Le Monde, « a fait irruption en mars [2015] au comité de rédaction de façon spectaculaire puisque, aux dires de témoins effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti‑intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : “Il faut arrêter d’enculer les mouches.” Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat intellectuel français, la phrase a fait sensation [4]. »

Très vite, les personnalités mises en vedette – certaines à plusieurs reprises – ont donné le ton : Michel Onfray, Éric Zemmour, Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut (« L’islam, la guerre et nous »), Régis Debray, Jean‑Pierre Chevènement (sous le titre : « Peut‑on encore sauver l’autorité ? »), Élisabeth Badinter (pour qui « la gauche n’a jamais été aussi soumise aux injonctions religieuses »)… Quant aux dossiers thématiques, ils sont tout aussi éloquents : « Chrétiens d’Orient, les oubliés » (février 2015) ; « Peut‑on penser librement en France ? » (novembre 2016) ; ou encore ce numéro de février‑mars 2016, illustré par la photo d’un troupeau de moutons : « Les bien‑ pensants. De Rousseau à la “gauche morale”, l’histoire du camp du bien. » Parmi les collaborateurs réguliers ou exceptionnels, on relève les noms de Robert Redeker, Pierre‑André Taguieff, Caroline Fourest, Natacha Polony, Brice Couturier, Philippe Val, ou encore les très droitiers Philippe de Villiers (février‑mars 2016) et Alexandre Del Valle (décembre 2015). Partagée par toutes ces signatures, l’obsession du péril islamique suinte de chaque numéro. (...)

Certes, dès le début de la construction de l’islam comme nouvel ennemi officiel de l’Occident, avec la fin de la guerre froide, au début des années 1990, Elle avait dûment fourni sa part du travail de propagande. Le magazine avait notamment publié les bonnes feuilles de Jamais sans ma fille, le best‑seller nationaliste et caricatural de l’Américaine Betty Mahmoody racontant sa séquestration par son mari iranien. Mais Toranian, directrice de l’hebdomadaire au cours des années cruciales qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 aux États‑Unis et qui ont vu la montée de l’islamophobie en France, a lourdement accentué cette tendance. (...)

Hommage à Oriana Fallaci

Très tôt, Toranian a fait de son journal l’instrument d’un militantisme anti‑voile forcené. Dans son numéro du 8 décembre 2003, alors que la commission Stasi s’apprêtait à remettre son rapport sur la question du port du voile à l’école, le magazine adressait ainsi à Jacques Chirac une pétition solennelle (« Elle s’engage »), signée par des noms prestigieux du milieu culturel et relayée dans Le Monde, pour demander une loi d’interdiction (votée l’année suivante). En appeler, pour défendre l’« égalité des sexes », à un président de la République dont on se souvient qu’il avait lancé lors d’un déplacement officiel : « Allons boire à nos femmes, à nos chevaux et à ceux qui les montent [7] » : voilà une belle démonstration d’optimisme. (...)

« Mais qui va garder les Afghanes ? »

Plutôt que comme un phénomène universel que, selon les endroits de la planète, les circonstances historiques ont permis de tenir en respect, ou pas, par la lente et pénible acquisition de droits successifs, Valérie Toranian voit la domination masculine comme un fléau inhérent à certaines « cultures ». Elle dénonce le « relativisme culturel selon lequel toutes les cultures sont respectables, y compris celles qui, en France, maintiennent la femme en état de soumission par le mariage forcé, les mutilations sexuelles, le port du voile [16] ». D’accord avec elle pour considérer la condition de la femme française comme l’aboutissement ultime de la civilisation universelle, et pour estimer que, sans ces barbares de musulmans, tout irait bien dans notre pays, la « philosophe » Élisabeth Badinter est une habituée des pages du magazine, où elle étale complaisamment son complexe de supériorité. (...)

« Un jeu de langue suggestif pour vendre un eskimo ? »

Pour ce qui est du machisme ordinaire, des inégalités de salaire, du harcèlement sexuel, du viol, des violences conjugales et de leur lot de mortes en France, évitez de trop en parler à Valérie Toranian. Cela reviendrait à vous « victimiser », ce qui serait intolérable. C’est tout juste si les affaires Polanski et Strauss‑Kahn, en 2009 et 2011, et les réactions de défense complaisantes qu’elles ont suscitées, ont réussi à fissurer un peu ce mur de déni dans les colonnes de Elle, avec par exemple un article sur le harcèlement sexuel subi par les assistantes parlementaires. Pour le reste, le parachèvement de l’égalité entre hommes et femmes en France nécessite simplement un peu moins de pleurnicheries et un peu plus de courage de la part des principales intéressées. En un mot comme en cent, le féminisme n’a plus de raison d’être, sauf à Kaboul et à Trappes.

C’était aussi la thèse de Badinter dans Fausse route (...)

Après son départ, Elle n’est évidemment pas devenu un brûlot islamo‑gauchiste. Il adore toujours Caroline Fourest. Mais, même si sa nomination a posé d’autres problèmes, notamment en termes de dépendance encore accrue – si c’était possible – du rédactionnel par rapport à la régie publicitaire, Françoise‑Marie Santucci (venue de Libération) a rendu ses pages moins uniformément blanches. Elle en a fait un magazine un peu moins obsédé par « l’islam », et nettement moins anxiogène. Toranian n’aurait sans doute pas confié des reportages à Rokhaya Diallo, militante féministe et antiraciste très engagée contre l’islamophobie. On se demande même si cette déclaration de l’actrice iranienne Golshifteh Farahani, « Je connais beaucoup de femmes plus libres en Iran qu’en France », y aurait été mise en exergue de la même manière (11 septembre 2015). Dans un éditorial, Santucci a estimé que les femmes devaient pouvoir « disposer de leur corps, de ce qu’elles mettent dessus ou pas, string ou manteau, comme bon leur semble » (sans jamais écrire le mot « voile » cependant) [24]. N’ayant pas réussi à redresser les ventes, elle a toutefois été remplacée en novembre 2016, soit à peine deux ans après sa nomination, par Erin Doherty – une autre ex‑journaliste beauté, passée entre‑temps par la rédaction en chef de Glamour.

Faux-nez

Lors de l’accession de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en mai 2017, un éditorial de Valérie Toranian dans la Revue des deux mondes, sous couvert de livrer un état des lieux distancié, en disait long sur sa propre vision du monde : « Arrêtons de hurler au fascisme et à l’antisémitisme dès qu’il s’agit de Marine Le Pen. Si elle est le Diable, alors ses électeurs sont forcément des suppôts de Satan, ce qu’ils ne sont pas. On peut se lamenter, regretter le bon vieux temps de Jospin et Chirac, quand la France proclamait d’une voix quasi unanime son attachement au camp républicain et descendait dans la rue pour stigmatiser Le Pen, la bête immonde. Mais cette France n’existe plus. Le Front républicain a du plomb dans l’aile. Les bons contre les méchants, plus personne n’y croit. Les “salauds” ont des gueules sympas, les “gentils” inspirent la méfiance. L’antisémitisme prospère aujourd’hui beaucoup plus au sein de certains groupes des communautés arabo‑musulmanes que dans les meetings du Front national. » (On notera le racisme tranquille de cette dernière affirmation, pour le moins audacieuse.) Suivait un remarquable exercice d’acrobatie dialectique : « La xénophobie de Marine Le Pen est indéniable ; mais la dénoncer ne mobilise pas les foules : la régulation des flux migratoires dont chacun s’accorde désormais à reconnaître la nécessité a même pu faire penser (à tort) à ses électeurs que son discours anti‑étrangers était en partie justifié [25]. » Marine Le Pen n’aime pas les étrangers : elle a raison mais elle a tort mais elle a raison mais elle a tort.

Le féminisme comme faux‑nez du racisme : si elle n’a pas, et de loin, l’apanage de ce positionnement, le parcours de Valérie Toranian l’illustre de façon particulièrement spectaculaire. (...)