
Valeurs actuelles vilipendé, puis Valeurs actuelles… recruté ! En septembre 2020, aux critiques visant un (énième) article raciste succèdent une exposition et une assise accrues de l’hebdomadaire dans les grands médias. Indignation, digestion, recyclage. Il y a un an, Éric Zemmour suivait une trajectoire similaire [1]. C’est que, comme lui, Valeurs actuelles est solidement installé dans le paysage médiatique. On pourrait parfois croire ses journalistes marginaux ; ce serait oublier qu’ils évoluent au contraire dans la cour des grands (bourgeois), qu’elle soit médiatique ou politique.
NB : au moment où nous rédigions cet article, le sociologue Abdellali Hajjat a publié une longue enquête dans le Carnet de recherche Racismes intitulée « L’emprise de Valeurs actuelles ». Si nos observations se recoupent, son travail quantitatif enrichit les nôtres. Avec son accord, nous reprenons donc en dernière partie ses données sur la surface médiatique occupée par « les ambassadeurs » de Valeurs actuelles.
La bouffonnerie de l’ancien directeur du magazine fait écho à celle des plus hautes sphères de l’État. Emmanuel Macron affirme aujourd’hui sa « condamnation claire de toute forme de racisme » (cité par Le Parisien, 1er sept.), mais posait hier en Une de l’hebdomadaire, en bras de chemise, pour une confession en « tête-à-tête » autour de l’immigration. « Un très bon journal » plaidait-il alors, paraphrasé par Marlène Schiappa, qui revendiquait fièrement fin août avoir « donné une interview à Valeurs actuelles, peut-être même plusieurs », sans que cela revienne à « encourage[r] ou crédibilise[r] » le journal (France Inter, 31 août). Et pourtant si… Cette dernière remettait d’ailleurs le couvert le 5 novembre pour un entretien exclusif. (...)
Mais cette légitimation n’est pas seulement l’apanage du gouvernement (et de la classe politique plus largement, gauche comprise). Le champ où Valeurs actuelles a su, au fil des dix dernières années notamment, se tailler une place de choix, reste surtout celui des grands médias.
Des journalistes plébiscités par les patrons et les chefferies éditoriales
Le mercato 2020 aura sans doute mis un coup de projecteur inégalé sur les indignations sélectives du huis-clos journalistique. À la suite de « l’affaire Obono », le rédacteur en chef de Valeurs actuelles Geoffroy Lejeune voit s’interrompre une collaboration quotidienne de trois années avec LCI… mais trouve refuge chez Cyril Hanouna (C8), où il est embauché comme chroniqueur. Le PDG de TF1 Gilles Pélisson estime que « ce qu’a fait Valeurs actuelles est indigne de notre époque » (Le Monde, 2 sept.)… mais LCI continue de recevoir des journalistes de l’hebdomadaire en plus de salarier Éric Brunet, qui en est une ancienne plume [3].
Valeurs actuelles suscite l’effroi… mais sa tête d’affiche Louis de Raguenel est propulsé à la tête du service politique d’Europe 1. Les salariés d’Europe 1 s’indignent… mais Charles Villeneuve, vice-président de la société éditrice de Valeurs actuelles (Valmonde), reste une « grande voix » de l’émission hebdomadaire de débat de la station d’Arnaud Lagardère, et « omniprésent dans la rédaction » selon un témoin cité par Le Monde (...)
Avec cette petite coquetterie du service public : si « Les Informés » (France Info) semblent s’être séparés de François d’Orcival (jusqu’à quand ?), ils continuent leur collaboration avec Arnaud Benedetti, chroniqueur « Politique » chez Valeurs actuelles. La différence ? Le premier était présenté comme « éditorialiste chez Valeurs actuelles » ; le second, selon les cas, comme… « Professeur associé à la Sorbonne à Paris, spécialiste de communication politique » ou « Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire ». La banalisation passe aussi par le déguisement. Et il est systématique (...)
Alors bien sûr, il arrive que des journalistes protestent. En septembre, la société des rédacteurs d’Europe 1 – subitement prise de pudeur – s’est « farouchement » opposée à la nomination de Louis de Raguenel en tant que chef du service politique. Effarouchement dont aura eu raison, comme ailleurs, l’autoritarisme de la direction (...)
Il faut dire que les bonnes relations – presque organiques – entre Valeurs actuelles et le patronat ne datent pas d’hier. (...)
Le patronat n’a par ailleurs jamais eu à se plaindre du magazine : la rédaction de Valeurs actuelles a toujours fait preuve d’une absolue servilité vis-à-vis de l’ordre économique dominant. (...)
Des journalistes (très) insérés dans les réseaux politiques
Les cris « antisystèmes » de Valeurs actuelles sont aussi forts que l’est leur insertion dans les réseaux de pouvoir. (...)
Rien de nouveau, toutefois : dès 2016, peu après la création de LREM, Emmanuel Macron entreprenait un déplacement privé au Puy du Fou au cours duquel seuls deux journalistes étaient priés de l’accompagner : « Sébastien Valiela, photographe de l’agence Bestimage de Michèle Marchand, et Tugdual Denis, de Valeurs actuelles ». Et les deux journalistes du Monde de poursuivre : « On retrouve même la trace de Valeurs actuelles dans le scandale [Benalla] […]. Charles Villeneuve a enchaîné les rencontres avec [lui] avant ses auditions devant la commission d’enquête du Sénat, lui prodiguant quelques conseils. Puis, à l’automne, Valeurs actuelles publiait une interview avec l’ancien chargé de mission à l’Élysée. » Le 16 septembre, c’est au tour de Camille Pascal, ancienne plume de Valeurs actuelles et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, d’être recruté au cabinet de Jean Castex, et ce « malgré [une] condamnation pénale. » (...)
Si les membres de l’hebdomadaire naviguent gaîment entre réseaux macronistes et sarkozystes, ils sont également tout particulièrement insérés dans les milieux catholiques d’extrême droite (...)
Les tickets d’entrée de ces rédacteurs dans le champ politique sont multiples. Et leur pratique assidue du « journalisme » de coulisse se traduit par la publication d’essais intimistes et racoleurs (...)
Autant d’ouvrages qui valent à leurs auteurs de sympathiques tournées chez les confrères fascinés (...)
Loin d’être des marginaux, ces journalistes sont donc issus du sérail, familiers des milieux politiques, économiques, « intellectuels » ou même sportifs [10] qu’ils fréquentent, investissent, et desquels ils tirent une légitimation et un carnet d’adresses.
« Investissez les médias » : une longue ascension
La rédaction de Valeurs actuelles bénéficie également des fortes connexions de certains de ses membres au sein de grands médias, où ils ont occupé des postes-clés. (...)
Entre Bouygues et Valeurs actuelles, c’est même une histoire d’amour (...)
Les liens sont tout aussi forts avec la presse d’opinion (de droite) et la presse économique. (...)
Cette conquête des hautes sphères médiatiques, et de la « respectabilité » qui en découle, l’hebdomadaire en a fait une stratégie éditoriale et politique. « "Investissez les médias", c’est le conseil que leur avait donné en 2012 le spin doctor de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson » rapporte Le Monde (9 sept.). Un conseil qui a porté ses fruits, si l’on s’en tient à l’accueil que leur réservent les confrères (...)
Connaissant les plateaux sur le bout des ongles, les chroniqueurs savent également tirer profit des pires mécanismes médiatiques. « Dans la petite bande de trentenaires qui dirige Valeurs actuelles, on se flatte de posséder "un radar à bad buzz" » peut-on encore lire sous la plume des journalistes du Monde. Ils poursuivent en citant le livre « fiction » de Geoffroy Lejeune, où ce dernier « divulgue » les « stratégies » de Valeurs actuelles : « Le magazine était coutumier des titres racoleurs. La presse tombait systématiquement dans le panneau, reprenant leurs couvertures les plus hardcore pour en faire des scandales. » En effet. En août 2020, l’article raciste ciblant Danièle Obono s’est certes soldé par une « indignation » (quasi) générale, mais les têtes d’affiche de Valeurs actuelles ont tout de même fait le tour des plateaux pour… s’en « expliquer ». (...)
Chemin faisant, la situation se normalise. Et les éditorialistes de l’hebdomadaire sont (comme leurs idées), banalisés, voire considérés comme des interlocuteurs incontournables malgré la relativement faible diffusion de leur journal (...)
Indignation, digestion, réhabilitation
C’est à la lumière de telles connexions et d’une telle histoire qu’il faut comprendre le communiqué publié par Valeurs actuelles à la suite de « l’affaire Obono » en septembre dernier. Un communiqué dans lequel la rédaction présente ses excuses à la députée insoumise… tout en « contest[ant] fermement les accusations [de racisme] » ! L’objectif : redorer le blason du magazine. Ne pas gâter les fruits récoltés de longue date dans les sphères médiatique et politique. Assurer les conditions d’un « retour à la normale » le plus rapide possible, même si, évidemment, Valeurs actuelles n’est pas devenu raciste le 28 août 2020, pas plus qu’Éric Zemmour ne s’est réveillé islamophobe le matin de son discours à la « Convention de la droite » maréchaliste…
Et ce fut chose faite : le tollé public est bien vite retombé, et la réhabilitation médiatique semble d’ores et déjà acquise à moindre frais. Sans que la moindre conséquence ne soit tirée (...)
Dans l’indifférence générale, ou presque. (...)
Presse de « référence », radios et télés publiques seraient en effet bien inspirées de mettre fin à leurs amnésies opportunes, en regardant en face leur contribution à la banalisation de l’extrême droite, qui ne date pas d’hier. Et qui, comme nous le décrivions dans un précédent article, ne se mesure pas seulement à la surface qu’occupent les chroniqueurs de Valeurs actuelles et autres agitateurs réactionnaires dans l’espace médiatique... (...)
sans doute serait-ce trop demander à ces grandes plumes que de questionner en profondeur la complaisance médiatique vis-à-vis des agitateurs racistes. A fortiori quand, comme le décrit Sébastien Fontenelle [16], ces derniers sont issus des milieux intellectuels bourgeois parisiens, partageant, avec les journalistes qui leur servent la soupe, les privilèges des hautes sphères… au rang desquels figure l’impunité.