
Ecrans publicitaires dans la rue, à la télévision, sur le smartphone jusqu’à l’intérieur d’un article. Courriels et alertes en tout genre, suggestions des moteurs de recherches, conceptions des rayonnages de supermarchés… Commerciaux et services marketing se livrent une guerre sans merci avec pour territoire à conquérir l’attention que l’on accorde à telle ou telle information : notre temps de cerveau disponible.
Si vous n’avez jamais été dans une école de commerce, il y a de fortes chances pour que vous n’ayez jamais eu de cours intitulés « Psychologie du consommateur et stratégies de persuasion ». En revanche, si vous avez été à l’Institut des hautes études économiques et commerciales (Inseec), ce type d’enseignements, dispensés aux marketeurs, commerciaux et publicitaires, vous apprend quelles sont les « variables qui influencent [la] perception [du consommateur] ».
Quelle part d’attention accorde le consommateur à un produit en fonction de sa place sur un rayonnage ? Comment concevoir et utiliser le storytelling afin de « capter l’attention du consommateur et créer une connexion émotionnelle avec la marque » ? Comment mettre en place un e-mail marketing « afin d’être bien perçues et ainsi susciter l’attention des internautes » ? Telles sont les questions existentielles abordées dans les grandes écoles et les universités, de HEC à Paris Dauphine, en passant par l’École supérieure de publicité.
Apprentis publicitaires et marketeurs en herbe apprennent ainsi comment capter notre temps de cerveau disponible
Il faut dire qu’ils ont du travail ! Dans notre environnement saturé de publicités, d’informations, d’alertes et de notifications en tous genres, une minute d’attention est très difficile à obtenir et... commence à coûter très cher. Deux ouvrages relativement récents aident à comprendre comment fonctionne cette « économie de l’attention » : L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme [1] et Pour une écologie de l’attention, un manifeste pour une alternative à la sur-occupation de notre esprit.(...)
Notre attention est une ressource rare. Il y a toute une économie qui s’est constituée pour la vendre. Globalement, comme le dit Georg Franck (économiste et urbaniste), les mass media offrent de l’information pour moissonner de l’attention. Un média comme Google offre une information apparemment gratuite, mais en fait il s’agit pour lui de récolter et packager l’attention afin de la revendre ensuite à des annonceurs », explique-t-il. Basta ! (média de masse s’il en est) pourrait donc intituler son prochain appel aux dons : soit vous payez, soit on vous vend !
Trop d’informations disponibles
Cependant il n’y a pas que TF1 et Google pour s’intéresser à l’économie de l’attention. Des chercheurs travaillent aussi la question. (...)
La publicité a plus d’importance que la qualité réelle du produit
Quand nous achetons une voiture ou un ordinateur, nous prenons souvent le temps de comparer les caractéristiques : le prix, les capacités… Mais nous n’avons quasiment jamais l’occasion de regarder le lieu de fabrication, le salaire moyen des ouvriers, les dégradations environnementales liées à la production. Ce n’est pas tant que ces informations sont indisponibles. Nous n’avons tout simplement pas assez de temps à consacrer au choix d’un ordinateur pour compulser l’ensemble des articles qui pourraient influencer notre choix. Il est donc impossible d’avoir le meilleur équilibre entre prix, qualité, respect de l’environnement … Moi qui tape cet article sur un ordinateur Samsung, je n’ai pas pensé aux conditions de production de mon ordinateur [2] pendant que je comparais les prix et les capacités en magasin.
Yves Citton poursuit : « Dans une société riche en informations, les choix ne sont pas du tout optimaux. La publicité notamment a beaucoup plus d’importance que la qualité réelle du produit. C’est pourquoi Falkinger propose une taxe sur la publicité pour redresser la distorsion de concurrence que produit la publicité. » Si la plupart des économistes orthodoxes négligent l’économie de l’attention et préfèrent supposer que les individus disposent de toute l’information pour prendre la meilleure décision, c’est peut-être aussi parce qu’ils ne sont pas prêts à proposer qu’on interdise ou qu’on taxe la publicité. (...)
Internet, télé, radio, journal : la guerre de l’attention (...)
Choisir ses aliénations ou s’émanciper de toute attention ?
Alors faut-il se protéger contre les changements qui bouleversent la gestion de notre temps de cerveau disponible ? Chacun peut apprécier les avantages et inconvénients des impacts sur notre attention causés par les nouvelles technologies. Mais il est important de garder un minimum de contrôle. Pour cela, Yves Citton propose, à la fin de son ouvrage Pour une écologie de l’attention, « douze maximes d’écosophie attentionnelle ». Parmi ces quelques principes, il encourage ses lecteurs à saisir les conséquences du filtrage de l’information et à se soustraire au régime médiatique de l’alerte. Puisque l’attention est destinée à être prêtée, il incite également à choisir ses aliénations plutôt que d’essayer de s’émanciper de toute attention à ce qui se fait autour de nous. (...)
« Déclaration des droits attentionnels »
Il semble cependant nécessaire de ne pas se contenter de quelques principes individuels et de se diriger vers une véritable politique de l’attention, afin de ne pas laisser à quelques entreprises le soin de décider de la façon dont nos capacités attentionnelles doivent être gérées. L’entrepreneur américain Tom Hayes, connu dans la Silicon Valley et pour ses chroniques dans le Wall Street Journal, s’est ainsi essayé à une sorte de « déclaration des droits attentionnels ». Les sept articles sont :
« 1.Je suis le seul propriétaire de mon attention.
2.J’ai droit à une compensation pour mon attention, valeur pour valeur.
3.Les exigences portant sur mon attention doivent être transparentes.
4.J’ai le droit de décider de quelles informations je veux et de quelles informations je ne veux pas.
5.Je suis propriétaire de mes séquences de clics (click streams) et de toutes les autres représentations de mon attention.
6.Ma boîte de courriel est une extension de ma personne. Personne n’a de droit intrinsèque à m’envoyer des courriels.
7.Le vol d’attention est un crime. » Ces grands principes doivent permettre à chacun de garder le contrôle de son attention. Et d’en éviter la pénurie à l’heure où les flux d’information risquent davantage d’abrutir que de développer le sens critique.