
Depuis 2010 on a vu se développer dans certaines grandes villes un discours jusque là inconnu et qui reste encore assez confidentiel : le monde de la nuit serait en crise, les contradictions et tensions qui y naissent posent problème et les pouvoirs municipaux ont décidé de se saisir vaillamment de la question. Des « conseils de la nuit » apparaissent ça et là, regroupant des acteurs triés sur le volet par les mairies et l’on négocie entre gens de bonne compagnie, dans un consensus souriant, l’avenir de la vie nocturne.
Une nuit optimisée
La nuit, disons pour faire simple ce moment quotidien d’obscurité ou, pour reprendre le droit du travail français, le laps de temps entre 21h et 7h, a connu des évolutions majeures, d’abord techniques puis économiques, sociales et enfin politiques. D’un moment totalement dévolu à la reproduction des forces de travail (repas, sommeil, sexualité, encadrement des enfants, travaux domestiques), replié sur le noyau familial ou villageois et porteur de la culture du groupe au Moyen Age par l’intermédiaire des veillées, on est passé à un espace plus complexe où se superposent et s’entrecroisent les activités, les fonctions, les classes sociales, les intérêts, d’où naissent des conflits et où l’Etat entend se poser en médiateur, dépassant son rôle traditionnel du maintien de l’ordre nocturne sous l’Ancien Régime. (...)
La nuit devient un espace contractuel de production et donc un espace de rapport de force et de lutte sociale, encadrée par un État qui légifère de plus en plus sur la question, par exemple avec l’interdiction du travail des femmes la nuit en 1892.
Dans la société urbaine qui grossit avec l’arrivée des populations rurales venues chercher un travail dans l’industrie, les modes de vie de ces nouveaux citadins sont bouleversés par le déracinement ; un autre groupe plus réduit, la bourgeoisie, est scolarisé et a des revenus confortables ; l’activité commerciale par la consommation de masse a tendance à s’étendre : la nuit y est par conséquent un espace en friche qui laisse des opportunités que la journée ne peut plus contenir : on voit apparaître les temples de l’amusement moderne (ouverture du Moulin Rouge en 1889 à Paris), "l’industrialisation" de la prostitution encadrée par les services préfectoraux (on compte 700 maisons closes à Paris en 1936), la multiplication des salles de spectacle, théâtres populaires puis des salles de cinéma (ouverture du théâtre de Chaillot en 1937, du Cinéma Grand Rex en 1932...), les restaurants qui restent ouverts après les spectacles (ouverture du Restaurant Bouillon Chartier sur les boulevards en 1896), les Grands Magasins qui étendent leurs horaires d’ouverture pour accueillir une clientèle salariée, de plus en plus féminine (ouverture des galeries Lafayette en 1894), la vie des associations et des sections des partis politiques qui s’accélère après la loi de 1901.
Parallèlement, l’État étend son encadrement social sur la vie nocturne, principalement par le biais de la police, dont il faut rappeler qu’elle est historiquement liée à la nuit et à la vie urbaine (...)
les problématiques liées à la nuit prennent une tournure particulière en milieu urbain, là où la densité des individus et des activités pose problème. (...)
Le centre-ville devient un théâtre social aux décors subtilement travaillés, à l’éclairage soigné et au casting exigeant. Le metteur en scène sait qu’il y a d’autres théâtres plus loin, alors il faut rendre le spectacle désirable et rentable, que chacun joue son rôle avec conviction et avec l’attitude qui convient pour séduire le public de citoyens-électeurs-consommateurs-entrepreneurs. Il y a tout juste assez de place pour les VIP dans le premier balcon, alors l’équilibre est précaire.
La nuit à Tours
Maintenant que le décor est planté, il faut analyser la pièce qui se joue depuis quelques mois à Tours. Le scénario est passionnant quoique quelque peu brouillon, la fin n’est pas écrite et l’ambiance dans la troupe des acteurs est inégale. (...)
voici un petit extrait de cette litanie que tout le monde a déjà entendu en partie : il est de plus en plus difficile de faire la fête en plein centre, les contrôles d’alcoolémie de police se multiplient à la sortie de Tours, on ne peut plus acheter d’alcool après 21h dans le centre, à l’époque il y avait des concerts partout en ville, on pouvait encore écouter du vrai rock très fort en fumant des clopes et en buvant des pintes au Bateau Ivre, la police municipale interrompt régulièrement des concerts dans les bars, la police et l’Urssaf font des descentes musclées dans les bars lors de soirées, la Sacem fait payer avec véhémence les droits d’auteurs aux patrons de bar, les jeunes mettent le bazar et hurlent ivres la nuit, ras le bol des "boum-boum" de la musique de jeune qui sort des bars, les patrons de bar ne payent pas les musiciens, la mairie fait du favoritisme, etc...
Pour mettre un peu d’ordre dans ces ressentis et comprendre les rapports de force, faisons l’état des lieux de ces différents acteurs intéressés aux nuits tourangelles. (...)
Première Conférence nationale de la Vie Nocturne s’est tenue les 13 et 14 avril derniers, à Nantes, justement (http://cnvn.fr/programme). L’analyse du programme et des intervenant en dit long sur les contradictions qui entendent être surmontées dans cet espace de consensus qu’est devenue la nuit : sauvegarder la santé publique, notamment des plus jeunes, développer le tourisme, développer les activités touristiques, développer le vivre ensemble, développer la culture et garantir la tranquillité aux riverains...le tout, dans l’ambiance ouatée d’un séminaire d’université mêlant experts de l’ingénierie sociale, politiques rompus au management territorial, médecins addictologues de renom, géographes et urbanistes bon teint, pontes du monde de la nuit, industriels de la brasserie et hiérarques de l’administration culturelle. La novlangue bureaucratique tenant, bien sûr, une place de choix afin d’euphémiser ce qui se joue ici : "territoire", "synergie", "citoyen" et "médiation" paradent sur le programme comme une starlette sur la Croisette à Cannes. (...)
L’année 2015-2016 nous permettra donc d’en savoir davantage sur le consensus nocturne à la sauce tourangelle et de comprendre un peu mieux l’évolution de la machine à légitimer qu’est le pouvoir, ici municipal : il faut être fier du patrimoine viticole local mais lutter contre l’alcoolisation des jeunes ; la culture c’est bien, mais si c’est trop fort, faisons ça en périphérie ; la musique live dans la rue sans autorisation, c’est mal mais les chants de Noël dans les haut-parleurs de la rue Nationale à 8h du matin, c’est bien ; la vie de quartier c’est bien, mais pas après 19h ; le travail au noir c’est mal, embaucher des musiciens bénévoles pour le bal des pompiers du 14 juillet, c’est bien... (...)
le règne du calcul et de la mesure. La quantité, toujours…
Une politique "d’experts" et de "barons locaux", en somme... qui va prendre lentement possession de la nuit, sans susciter d’émotion particulière.
Si à midi le roi te dit qu’il fait nuit, contemple les étoiles - Proverbe persan