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Le Monde
Vidéosurveillance : paradigme du technosolutionnisme
Article mis en ligne le 5 juin 2018
dernière modification le 4 juin 2018

La lecture du livre du sociologue Laurent Mucchielli (@lmucchielli), Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, m’a profondément déprimé. Elle m’a profondément déprimé parce qu’elle montre que ceux qui n’ont cessé de dénoncer l’inutilité de la vidéosurveillance n’ont absolument pas été entendus. Ils ont été laminés par le bulldozer d’une désinformation sans précédent… alors même que les constats initiaux sur l’inefficacité de la vidéosurveillance (voir notamment les articles de Jean-Marc Manach de 2009 et 2010 ou encore le dossier que consacrait déjà en 2010 Laurent Mucchielli sur son blog) n’ont cessé d’être confortés par les rares évaluations qui ont eu lieu.

Après des années de développement, la vidéosurveillance, rapportée à son coût, ne sert toujours à rien et pourtant, elle s’est imposée partout. Elle est devenue si banale désormais, qu’on s’étonne plutôt quand une collectivité locale n’en est pas équipée. Pourtant, ces années d’équipements, ces ces centaines de millions d’euros dépensés, n’ont pas changé le constat initial, celui pointé depuis très longtemps par les chercheurs : à savoir que la vidéosurveillance sur la voie publique ne produit rien. Le retour sur investissement de cette technologie est scandaleux. Le taux « d’utilité » aux enquêtes comme le taux de « participation » à l’élucidation de voies de fait est quasiment inexistant. Elle ne parvient même pas à combattre le sentiment d’insécurité que les caméras promettaient de résoudre comme par magie.

La vidéosurveillance : un programme politico-industriel massif

Dans son livre, Mucchielli rappelle que la vidéosurveillance municipale consiste à surveiller la voie publique, la rue, pour gérer un risque protéiforme et difficilement prévisible appelé selon les moments délinquance, insécurité, terrorisme voire incivilités… (...)

Pourquoi la vidéosurveillance a-t-elle si bien marché ?
Les critiques à l’encontre de la vidéosurveillance ont plus interrogé le coût des dispositifs que leur efficacité ou que leurs effets discriminatoires (à l’encontre des jeunes et des « minorités visibles » notamment, ou leur développement dans des quartiers qui ne sont pas toujours les plus criminogènes…). Ses partisans par contre ont promu le caractère irréfutable de la preuve de l’image, notamment via le « vidéo-flag », le flagrant délit capturé par la vidéo qui permettrait de confondre sans erreur possible les délinquants par l’image, mais qui n’existe quasiment pas dans les faits (même si les rares exemples sont très relayés par les médias). « A contrario, ne sont jamais mentionnées les procédures dans lesquelles la présence de caméras n’a pas aidé les enquêteurs de police ni celles dans lesquelles l’existence d’images enregistrées a permis d’innocenter les personnes suspectées par les forces de l’ordre ».

La principale raison du succès de la vidéosurveillance n’est pas à chercher du côté de son efficacité, mais tient purement d’un couplage entre une injonction politique et des incitations financières. Depuis 2007 notamment, l’État et les collectivités locales ont développé des modalités de financement public pour aider les communes à s’équiper. (...)

Un autre facteur, et non des moindres, explique encore le succès sans précédent de la vidéosurveillance : son relai jusqu’aux politiques locales ! Si on constate des clivages politiques entre droite et gauche dans son déploiement initial (la droite a adhéré plus rapidement à ces dispositifs et engagé plus lourdement les budgets), depuis, les élus de gauche se sont alignés sur le modèle. Mucchielli montre que la vidéosurveillance s’impose par contagion et sous la pression citoyenne qui voit dans les promesses de la vidéosurveillance une solution pour réduire le sentiment d’insécurité réel comme ressenti. Mucchielli pointe la crédulité des édiles qui suivent la pression politique, médiatique, marketing. Mais également la pression des assurances qui l’exigent de plus en plus souvent, de la police locale qui y voit un moyen d’accroître sa légitimité… Une pression de conformité s’exerce sur les élus qui subissent également des demandes précises de leurs administrés (commerçants, populations politisées ou âgées). La vidéosurveillance est utilisée comme une réponse pour calmer colère et inquiétude. Elle permet de mener une action concrète et visible. (...)

Beaucoup concèdent qu’ils sont cernés par les pressions qu’elles viennent d’élus, des politiques des communes avoisinantes, des demandes de certaines catégories de citoyens. Face à la pression globale de conformité, bien peu parviennent à résister. « La vidéosurveillance est un symbole visant à donner l’impression d’une action sur le thème de la sécurité ».

La vidéosurveillance ne sert à rien !
Reste que le coeur de la démonstration du sociologue repose sur l’inefficacité de la vidéosurveillance. La vidéosurveillance ne protège personne. Elle n’arrête ni les délinquants, ni les terroristes, ni les incivilités. Pire, elle n’a que peu d’effet sur la résolution des enquêtes. Le rapport coût/efficacité est si dérisoire, qu’il explique de lui-même pourquoi l’évaluation de ces équipements a été si inexistante.

Aujourd’hui, on a l’impression que les citoyens sont devenus les premiers demandeurs de vidéosurveillance. Pourtant, rappelle Laurent Mucchielli, ce n’est pas si exact. (...)

Au final, Laurent Mucchielli pose clairement la question qui fâche : celle de l’intérêt de ces investissements au regard de leur coût financier et en comparaison avec d’autres investissements possibles pour développer la sécurité. Certes, pour la police, cette élucidation même minimale est toujours bonne à prendre. Reste qu’en terme d’efficacité, la vidéosurveillance semble surtout un exemple édifiant de gabegie. Elle n’est ni déterminante ni décisive. Elle est « utile » dans 1 à 2% du total des enquêtes en moyenne, « décisive » pour 0,5% des enquêtes pour infractions sur la voie publique ! Elle n’a pas d’impact sur le niveau global de délinquance sur la voie publique. « La vidéosurveillance n’est pas un outil majeur de lutte contre la délinquance », conclut-il dans son livre.

La vidéosurveillance : paradigme du techno-solutionnisme
En lisant le livre de Mucchielli, je me faisais la réflexion que la vidéosurveillance est certainement l’emblème du technosolutionnisme, proposant une réponse technologique à un problème de société. Et que, comme le dénoncent tous ceux qui pointent les limites des solutions purement technologiques, elle ne marche ABSOLUMENT PAS.

Mais les dénonciations de leur inefficacité n’ont servi à rien. L’opposition aux caméras de surveillance sur la voie publique est restée marginale : elle est demeurée l’oeuvre de groupuscules, certes actifs, mais sans moyens et sans relais. Le discours dominant, lui, a fait son oeuvre, s’est imposé dans toute sa simplicité. Le marketing et la technostructure proposant une solution technique à un problème social ont tout balayé. Même les collectifs plus structurés de consommateurs ou de citoyens contribuables, toujours à la chasse des dépenses publiques inconsidérées n’ont pas été très actifs sur le sujet, certainement mal à l’aise avec la question de la sécurité. La vidéosurveillance s’est développée sans faillir. Les contre-discours, même ceux construits de faits et de chiffres, qui démontraient le non-effet de la vidéosurveillance n’ont pas été entendus. La solution technique s’est imposée par-devers toute réalité, démultipliant les promesses à mesure qu’elle n’en tenait aucune. À croire que la promesse de la vidéosurveillance était une fake news avant les fake news : une dépense sacrificielle sur l’autel de l’irrationalité sécuritaire. (...)

Comme me le confiait Laurent Mucchielli : « outre les enjeux industriels et politiques, il faut prendre en compte l’imaginaire des technologies dans nos sociétés modernes. Aujourd’hui, ce qui reste de croyance dans le progrès se situe tout entier dans la technologie. La technologie, c’est forcément bien en soi. » Nous demeurons enfermés dans une forme de crédulité vis-à-vis de la technologie que l’on pense par principe plus efficace que l’humain. « Mais d’où vient cette croyance que la caméra serait plus efficace que le policier sur le terrain ? », interroge le chercheur sans obtenir de réponse.

L’autre grande question qui naît à la lecture de ce livre est de comprendre pourquoi, à l’heure où la moindre dépense est sommée de démontrer son efficacité, la vidéosurveillance échappe à cette loi d’airain. Ici, souligne le sociologue, il faut rappeler que les questions de sécurité échappent souvent plus que les autres aux démarches évaluatives. La politisation des questions de sécurité en fait un enjeu sensible. (...)

Vidéoverbalisation et vidéosurveillance intelligente : nouvelles promesses de productivité des caméras

Reste qu’on peut espérer que la question puisse demain se poser avec plus d’éléments d’évaluation à disposition et, en cela, le travail de Laurent Mucchielli est essentiel. Mais ce n’est pas si certain, tant les audits indépendants se révèlent rares… Tant finalement l’évitement de la question de l’évaluation des politiques de vidéosurveillance demeure tabou. Comme souvent, la nouvelle génération d’outils de vidéosurveillance se développe sur de nouvelles promesses, alors même que les promesses précédentes n’ont rien produit.(...)

La loi de décembre 2016 a ouvert la question. Elle élargit la possibilité de vidéoverbaliser à toute infraction routière et pas seulement le stationnement. Mais ces infractions du quotidien promettent un détournement majeur des objectifs initiaux des caméras. Ce nouvel usage, même s’il est profitable aux recettes, paraîtra certainement beaucoup moins légitime aux populations et risque de faire monter la contestation. En tout cas, pour l’instant, ce nouvel enjeu ne s’affiche pas beaucoup dans le discours politique. Il faut dire que cet enjeu de répression sera beaucoup moins consensuel que la promesse de sécurité initiale.

Quant à la surveillance intelligente, expérimentée dans les aéroports depuis les années 2000, les études pointent surtout son inefficacité à prévenir le risque et le fait qu’elle renforce des pratiques de discrimination. (...)

les caméras produisent un contrôle improductif, enregistrent les tensions plus qu’elles ne les résolvent, criminalisent les incivilités plutôt que de les apaiser… Elles illustrent comment on produit de la réponse technologique à tout problème, sans que cette réponse technologique n’ait démontré son efficacité. On remplace les besoins par la mesure de leurs lacunes. La caméra est devenue la réponse rationnelle à l’irrationnel, alors qu’elle est une réponse irrationnelle au rationnel. (...)

Les citoyens disposent de peu de moyens d’action face au rouleau compresseur de la vidéosurveillance. Aujourd’hui, « la seule façon d’arrêter la vidéosurveillance est la limite budgétaire », pointe Laurent Mucchielli. C’est ce qui se produit déjà en Angleterre, où, la crise financière des collectivités et les coupes drastiques de budgets ont contraint des villes à faire des choix stricts, comme arrêter des systèmes ou ne plus en assurer la maintenance. Mais la vidéosurveillance est d’autant plus difficile à arrêter que la démagogie et le marketing ont conditionné l’opinion publique et fabriqué une revendication à la sécurité, où chacun estime avoir droit à sa caméra. C’est là un engrenage infernal dans lequel les élus sont de plus en plus piégés. (...)

Comment nous défaire du « terrorisme feutré » de la technologie

Reste une dernière question, qui s’adresse à nous tous en tant que société et à chacun en tant que citoyens, ainsi bien sûr qu’à la communauté de la technologie qui est l’angle sous lequel nous interrogeons le monde à InternetActu.net. Celle que nous posions dans le titre de ce long édito : où avons-nous failli ? Comment expliquer que nous acceptions l’évaluation de toutes les politiques publiques, comme le soin aux personnes âgées, et pas dans la sécurité ? Comment expliquer que notre réponse par la seule technologie produise finalement des résultats aussi pauvres, mais autant acceptés ? Comment expliquer que la technologie nous ramène si souvent, si pauvrement et si uniquement à des questions de surveillance et de contrôle ? (...)

Le philosophe Michaël Foessel dans son petit livre, État de vigilance, critique de la banalité sécuritaire (2010) le disait autrement : la banalité sécuritaire résulte non seulement d’une désillusion à l’égard du libéralisme, mais d’un éloignement de la démocratie. Il soulignait que la technologie ne peut pas se cantonner à nier l’émancipation sociale, sous prétexte de contrôle et d’optimisation. La sécurité ne crée aucune confiance, au contraire, elle isole ceux qui s’en revendiquent. La sécurité ne peut pas être la seule finalité du politique et de l’économique. Elle ne peut pas non plus être la seule finalité de la technologie.