
Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », une défiance s’exprime envers les médias dominants et s’est traduite par un certain nombre de discours critiques et d’initiatives, allant de l’organisation de manifestations devant des sièges de grands médias au blocage d’imprimeries. Elle s’est également exprimée par des agressions verbales et physiques contre des journalistes de terrain. Certains éditorialistes, directeurs de journaux ou prétendus « experts » ne se sont pas privés des mettre toutes ces expressions de la colère à l’égard des grands médias dans un seul et (trop) grand sac : celui de la haine des médias et de la démocratie. Retour sur ces amalgames et mauvais procès
Même si elles peuvent être soumises à des questionnements politiques ou stratégiques, ces initiatives de blocages ou manifestations sont les expressions d’une colère légitime. Mais bien des directeurs de médias, éditorialistes ou prétendus « experts » ne l’entendent pas de cette oreille, et n’hésitent pas verser dans l’amalgame : pour eux, ces actions seraient condamnables, représenteraient des menaces contre la liberté de la presse voire contre la démocratie. Nombre d’entre eux n’hésitent pas à les mettre sur le même plan que les agressions de journalistes (physiques, menaces de mort et de viol) qui ont eu lieu dans plusieurs villes (Paris, Rouen, Toulouse, Pau, etc.), agressions qui ont été rapportées et déplorées dans de nombreux articles de grands médias, comme par les syndicats de journalistes.
À commencer par Alexis Lévrier, historien de la presse, omniprésent ces dernières semaines en qualité d’expert auto-proclamé de la défiance envers les médias. Le 12 janvier dans Le Monde, il dénonce les « violences contre les médias » (« Rédactions assiégées, quotidiens empêchés de paraître, journalistes agressés en pleine rue ») lors des mobilisations des gilets jaunes. Il amalgame ainsi allègrement des actions de blocages et des agressions physiques. Mais les manifestations des gilets jaunes ne sont pas les seules à être visées par ses propos : Alexis Lévrier pointe également la responsabilité… de la critique des médias dans les agressions physiques de journalistes. (...)
Les mauvais procès des éditocrates contre la critique des médias
Alexis Lévrier n’est pas seul sur son créneau. L’inénarrable Jean-Michel Aphatie est également sur la brèche. Sur le plateau de « C à vous » le 10 janvier, l’éditorialiste évoque, sans les citer, des organisations qui depuis des années « racontent aux citoyens que les journaux étant possédés par neuf milliardaires, les journalistes sont au service du capital. Et des gens finissent par le croire. Et ça donne une forme d’agressivité aux gens qui prennent à partie les journalistes. » Et de préciser : « des médias se sont créés là-dessus, sur ce pacte-là, pour lutter contre les journalistes qui mentent ».
Bref, Jean-Michel Aphatie ne se contente pas de caricaturer grossièrement la critique des médias. Il la rend responsable de l’agressivité voire des agressions envers les journalistes ! Le tout accompagné d’un sens aigu de l’honnêteté : ne pas nommer les organisations incriminées, sous prétexte de ne pas vouloir leur faire de « publicité », permet d’être sûr que les téléspectateurs n’iront pas vérifier par eux-mêmes l’inanité de son propos. Et c’est là toute l’élégance de Jean-Michel Aphatie : de plateau télé en studio de radio, celui qui bénéficie depuis des années d’une parole publique s’arroge le droit de déformer les travaux d’organisations qui, elles, ne sont jamais – ou très rarement en comparaison – invitées à s’y exprimer dans de bonnes conditions. (...)
Résumons : pour Jean-Michel Aphatie, critiquer les médias revient à « souffler sur les braises ». Mieux : critiquer le rôle des éditocrates dans le champ médiatique, c’est « stigmatiser » l’ensemble des journalistes. Comme s’il n’était pas possible de faire la part des choses entre les professionnels du commentaire d’un côté (éditorialistes, présentateurs, experts en tout genre) qui, à défaut de jamais mettre les mains dans le cambouis, bavassent en continu sur les plateaux ; et, de l’autre côté, la plupart des journalistes qui sont attachés à un travail d’enquête ou de reportage, et qui subissent par ailleurs de plein fouet la précarité, en termes de statut (contrats, piges, etc.) et de conditions d’exercice de leur métier (travail dans l’urgence, manque de temps, course à l’audience, troncage des sujets, etc.). Journalistes qui sont, eux, la cible des colères suscitées à bien des égards par les choix des chefferies éditoriales et les commentaires des ci-devant éditocrates (...)
Ces différents amalgames entre initiatives de blocage, manifestations, critique des médias, « appel à la haine » et violences n’ont rien de surprenant. Ils permettent à certains éditorialistes et tenanciers des médias de discréditer haut et fort toute action de protestation ou toute critique, en les mettant sur le même plan que des agressions physiques de journalistes – qui n’ont évidemment rien à voir avec notre critique des médias. Le caractère instrumental de cette indignation est d’autant plus évident qu’elle est à géométrie variable : car nombre de ceux qui s’indignent des violences contre les journalistes n’ont pas un mot ou presque lorsque celles-ci sont commises par la police.
Rappelons-le : la critique des médias ne cherche pas à « stigmatiser les journalistes » ou à porter « atteinte à la liberté de la presse », comme veulent le faire croire quelques médiacrates. Elle contribue cependant à une remise en cause de l’ordre médiatique dominant. Un ordre fondé sur une course à l’audience, produit de logiques financières ; un ordre chapeauté par une poignée de milliardaires qui détiennent l’essentiel de la presse et des médias audiovisuels, et par un pouvoir politique toujours plus soucieux de « discipliner » le service public audiovisuel en alignant son fonctionnement sur celui du privé et en asséchant ses ressources. La critique des médias remet en cause la mise à mal du pluralisme, la structuration de la profession et l’accaparement de la parole par les éditorialistes, experts à gages et autres spécialistes du prêt-à-penser issus des classes les plus riches ; la surexposition de l’information spectacle au détriment du reportage et l’enquête – bref du travail journalistique – ; les biais systématiques qui conduisent à mal informer.
Pour toutes ces raisons, la critique des médias est combattue par les tenanciers de cet ordre inique, ceux là-même qui se gargarisent d’appels à la « démocratie » ou à la « liberté et l’indépendance de la presse » ! (...)