
Dans un précédent article de notre série sur le traitement médiatique de l’affaire Weinstein et du hashtag « BalanceTonPorc », nous évoquions la manière dont certains commentateurs et éditocrates ont occulté la question de la libération de la parole de femmes victimes de violences. À ce sujet de fond, ils ont substitué de vaines polémiques sur les termes employés, qui renverraient à la délation ou seraient trop insultants pour la gent masculine… voire pour les porcs.
Dans ce nouvel article, nous revenons plus particulièrement sur des formes plus radicales de détournement voire de déni du phénomène, et sur la large audience médiatique dont elles ont bénéficié. (...)
Avec les hashtags #BalanceTonPorc et #MeToo, la question des violences faites aux femmes est en partie sortie des rubriques de « faits divers », comme nous l’écrivions dans notre précédent article, pour devenir un fait politique majeur, et même un phénomène de société [1]. Mais cela n’a, semble-t-il, pas plu à tout le monde, et l’œuvre de « diversion » a échu à quelques commentateurs présentés comme éditorialistes, « intellectuels » ou « polémistes » qui, s’ils forment une galaxie restreinte numériquement, ne se sont pas moins bruyamment manifesté dans les médias, à la faveur de maintes invitations.
Notre association n’a pas vocation à contester que des opinions réactionnaires puissent s’exprimer publiquement. Mais force est de constater que l’avalanche des prises de position de cet ordre ne s’est pas cantonnée aux médias de parti-pris, sur lesquels nous revenons dans un premier temps, mais qu’elles ont également occupé une place disproportionnée dans les médias généralistes, sans que leurs auteurs soient jamais présentés comme ce qu’ils sont, à savoir des polémistes de la droite extrême.
Causeur, Valeurs Actuelles, le FigaroVox : la parole réactionnaire en roue libre (...)
Causeur publie également des articles aux titres pour le moins évocateurs. « Le grand Délathon a commencé » (17 octobre 2017) alerte ainsi Élisabeth Lévy. Ingrid Riocreux prévient quant à elle : « Les Weinstein, certaines femmes s’en accommodent très bien » (18 octobre 2017). Dans son article, elle développe la thèse audacieuse selon laquelle les victimes – les femmes agressées – seraient en réalité souvent consentantes… voire coupables.
Pour Diane de Bourguesdon [3], « la chasse aux sorciers doit s’arrêter » (21 octobre 2017). Si l’on en croit sa démonstration [4], la parfaite égalité entre l’homme et la femme aurait été acquise… dès l’époque romaine, grâce à la religion chrétienne [5].
Le vibrant plaidoyer de Causeur en défense des hommes se poursuit avec Élisabeth Lévy, qui dénonce le « harcèlement féministe » et « les magistrates de #balancetonporc [qui] ont condamné la gent masculine » (10 novembre 2017). Enfin, Paul Thibaud regrette que « le désir masculin [soit] présumé coupable » (11 novembre 2017).
La libération de la parole autour des violences faites aux femmes est d’autant plus insupportable aux yeux des commentateurs réactionnaires qu’elle mettrait en sourdine un autre type d’obsession : celle du péril islamique. Le 20 novembre dans le FigaroVox, l’inénarrable Finkielkraut s’insurge : « L’un des objectifs de la campagne #balancetonporc était de noyer le poisson de l’islam : oubliée Cologne, oubliée la Chapelle Pajol, oubliés les cafés interdits aux femmes à Sevran [6] ».
Bien évidemment, Causeur n’est pas en reste. (...)
On l’a compris : le féminisme ne devrait être bon qu’à se focaliser sur les agresseurs musulmans ou les migrants, mais certainement pas à remettre en cause la domination masculine. [7]
Enfin, le déni des violences faites aux femmes en tant que phénomène structurel et systématique s’incarne dans Valeurs actuelles. Charlotte d’Ornellas, invitée régulière de « L’heure des pros » de Pascal Praud sur CNews, parle dans l’hebdomadaire de « l’hypocrisie d’une polémique » (16 octobre). La raison ? Les violences ne sont pas à l’œuvre partout dans la société mais se cantonnent aux agissements d’un « monstre » d’Hollywood, Weinstein. Un raisonnement qui lui permet d’aboutir à l’équation suivante : Weinstein = Hollywood = « l’empire du vice » = condensé de tout ce que l’humanité contient d’ « immoral » = violences.
Une campagne de diversion généralisée dans les grands médias (...)
Ils sont et ont été en permanence invités dans les grands médias, tantôt pour apporter de l’eau au moulin d’une polémique qu’ils avaient eux-mêmes lancée, tantôt pour servir de « gage à buzz » pourvoyeur systématique de « petites phrases choc » qui, sous couvert de pluralisme, huile à son tour la mécanique médiatique.
Parce qu’ils s’assoient sur les plateaux comme dans leurs salons, ces auteurs sont devenus des spécialistes du jeu médiatique, de ses dispositifs contraignants, de ses formats à bras raccourcis, de ses simulacres de débats où gagne celui qui parle le plus fort. Et parce qu’ils dirigent ou animent, pour nombre d’entre eux, leurs propres blogs, journaux, émissions télé ou radio, ils ont le verbe facile des « bons clients » médiatiques. Des clients dont on s’indigne des saillies polémiques pour mieux les réinviter le lendemain.
Corollaire : parce qu’ils n’existent que dans une course au remplissage et au clic, les grands médias en ont besoin pour exister et les invitent précisément pour cela. Partant, ils légitiment et souvent amplifient des prises de position contribuant à appauvrir le niveau du débat public et à institutionnaliser la pensée d’extrême-droite en France. (...)
De celle qui explique les agressions sexuelles par « Hollywood » à celle qui explique leur dénonciation par « l’américanisation de la France », la droite extrême est plurielle. Même si elle se rejoint sur un point essentiel : la France, la vraie, est innocente.
Une parole ostracisée ? Vraiment ?
Nous avons réalisé un décompte qui, s’il n’est pas exhaustif [12] a au moins le mérite de donner une idée de l’espace qu’a occupé dans le débat médiatique le courant de pensée qui s’est appliqué au cours des derniers mois à minimiser, l’ampleur des phénomènes de harcèlement et de violences sexistes, quand il ne s’agissait pas de les nier purement et simplement.
Nous avons ainsi, du 12 octobre au 30 novembre 2017, recensé les émissions qui ont, en toute largesse et au nom du débat démocratique, tendu le micro à six de ces idéologues (et ce, uniquement évidemment, sur le sujet qui nous intéresse !) : Alain Finkielkraut, Gilles-William Goldnadel, Élisabeth Lévy, Eugénie Bastié, Éric Zemmour et Yvan Rioufol. (...)
Une exposition médiatique considérable, écrivions-nous en introduction de cet article, qui démontre que les idées réactionnaires n’ont pas seulement le vent en poupe dans la presse qui leur est dédiée - ce qui est, somme toute, logique -, mais qu’elles bénéficient en outre d’une chambre d’écho considérable dans les médias généralistes. Difficile, dès lors, de ne pas rire (jaune) lorsque ceux qui les portent se plaignent – parfois en direct sur les plateaux – que leur parole soit ostracisée, sans visiblement se rendre compte que le fait de répéter, à longueur d’antenne, sur des médias de masse, qu’« on ne peut plus rien dire », tout en martelant ce rien que l’on ne peut plus dire, a une portée tragicomique certaine - et une vie décidemment bien longue…