
Les ressources en eau se tarissent au Yémen, pays ravagé par une guerre depuis six ans. Les dérèglements climatiques sont en cause, et aussi — surtout — une politique agricole qui a favorisé les grands propriétaires. Ces derniers privilégient des cultures à forte valeur ajoutée, très gourmandes en eau.
En plus d’une guerre désastreuse qui se prolonge depuis six ans, le Yémen souffre d’une grave crise de l’eau. Elle aura des conséquences sur la capacité de sa population à survivre une fois que le conflit aura pris fin. Aujourd’hui, la quantité d’eau renouvelable annuelle per capita est de 72 m3, un niveau très en deçà du seuil limite de rareté de 500 m3, selon l’indicateur international Falkenmark. Alors que la population yéménite croît à un taux proche de 3 % par an, la disponibilité en eau par habitant baisse chaque année. De plus, le changement climatique a un impact néfaste sur les ressources en eau. Alors que la situation est objectivement catastrophique, les politiques néolibérales du régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2011) et des bailleurs de fonds internationaux ont contribué à l’aggraver et à creuser les inégalités.
On se penchera ici sur l’utilisation de l’eau en milieu rural, et particulièrement sur le rôle des politiques agricoles dans l’aggravation de la pénurie d’eau dans le pays. Comme dans beaucoup d’autres pays, au Yémen, 90 % de l’eau est utilisée pour l’agriculture. Environ 70 % des Yéménites vivent dans des zones rurales et plus de la moitié de la population actuelle de 30 millions d’habitants tire une part substantielle de ses ressources des activités liées à l’agriculture, notamment de l’élevage et de la production agricole.
Des villages abandonnés faute de ressources
La pénurie en eau s’explique par trois facteurs directement ou indirectement liés à l’action anthropique. Premièrement, l’essor rapide de la population a accru la demande, réduisant la disponibilité de l’eau et des terres par habitant au fil des générations à des niveaux bien inférieurs au niveau d’autosuffisance. Deuxièmement, le changement climatique se manifeste par des pluies torrentielles de plus en plus violentes et irrégulières, ainsi que par d’autres phénomènes qui ont pour effet de réduire les ressources en eau en limitant la reconstitution des aquifères, car la perte de la couche arable empêche l’absorption des flux, principalement là où les terrasses se sont détériorées par manque d’entretien. Troisièmement, ces dernières décennies, les décisions politiques délibérées de tous les régimes ont favorisé l’extraction par pompes au diesel et la technologie de forage de puits pour l’irrigation qui ont permis l’exploitation des nappes phréatiques nettement au-delà de leur capacité à se reconstituer. De plus, les zones cultivées se sont davantage étendues entraînant l’épuisement des aquifères.
L’ampleur de la pénurie d’eau n’est pas la même à travers tout le pays : malheureusement, les zones les plus densément peuplées sont aussi celles dont les nappes phréatiques sont le moins disponibles, qu’elles proviennent d’aquifères renouvelables ou fossiles (...)
Forte croissance des surfaces irriguées (...)
Grands propriétaires et soutiens politiques
Alors que la stratégie des institutions financières internationales (IFI) finançant les investissements consacrés au développement consistait à promouvoir le secteur privé au détriment du secteur public, Saleh a renforcé ses appuis politiques parmi les dirigeants ruraux influents. Si son régime n’a pas favorisé délibérément les politiques économiques néolibérales en tant que telles, sa stratégie politique a eu, en pratique, le même effet. Afin de se garantir le soutien électoral des dirigeants ruraux puissants et influents, il a favorisé les politiques qui augmentaient leurs richesses en renforçant leur position. La plupart d’entre eux étaient de grands propriétaires terriens qui tiraient leurs revenus de leurs cultures à grande valeur ajoutée, qu’il s’agisse de qat pour la consommation locale ou de fruits destinés à l’exportation. (...)
Il y avait donc une parfaite concordance entre les politiques promues par le régime de Saleh et celles des institutions de Bretton Woods afin de faciliter les ambitions des grands propriétaires terriens pour accroître les cultures d’exportation à haute valeur ajoutée. Au Yémen, ceci s’est traduit par l’irrigation systématique par les puits de profondeur comme seule source régulière d’eau fiable. L’irrigation pluviale a quant à elle été négligée sur le plan du financement et de la recherche agricole, alors qu’elle était adaptée à la culture des céréales nécessaires à la sécurité alimentaire nationale, notamment le sorgho et le maïs et, dans une moindre mesure, le blé qui, sauf dans la Tihama et l’oued Hadhramaut, étaient principalement cultivés par des milliers de petits exploitants pauvres. (...)
L’énergie solaire pour l’irrigation
Concernant la gestion de l’eau, la situation n’a pas beaucoup changé durant la décennie qui a suivi la fin du régime de Saleh. Pendant la période de transition entre 2012-2014, les priorités de tous les politiciens ont été de consolider et d’étendre leur pouvoir. Ainsi, ils ont négligé les questions du développement et les problèmes à long terme tels que l’agriculture ou la pénurie d’eau, et plus encore les besoins immédiats de la majorité de la population. De fait, l’aide internationale au développement a cessé en raison des désaccords entre le gouvernement yéménite et les institutions de financement pour la gestion des 7,9 milliards de dollars (6,63 milliards d’euros) promis en septembre 2012, qui ne se sont jamais concrétisés sur le terrain par la mise en œuvre de projets opérationnels.
L’énergie solaire financée par les foyers pour l’électricité domestique s’est considérablement développée tout au long de la décennie dans les zones urbaines et rurales en raison de l’absence d’approvisionnement en réseau. La même chose s’est produite pour l’extraction de l’eau, initialement à des fins domestiques. (...)
Compte tenu des coûts d’investissement élevés liés à l’accès aux aquifères profonds, le pompage solaire de l’eau n’est en fait une option que pour les plus riches propriétaires terriens. Il est donc susceptible de contribuer à l’accélération de l’épuisement des aquifères.
Alors que la période de guerre a entraîné une légère évolution dans l’identité des bénéficiaires individuels d’une économie de guerre bouleversée par l’absence de règles et réglementations, les mécanismes globaux restent inchangés pour l’accumulation de richesses par une minorité.
Instaurer une gestion durable de l’eau
L’importance d’introduire et de mettre concrètement en œuvre des politiques de gestion durable de l’eau ne peut être surestimée et doit être prise en compte non seulement par les Yéménites, mais aussi par les dirigeants des pays voisins, ainsi que par la communauté internationale qui est engagée dans le financement du Yémen au sens large. Si des zones importantes deviennent inhabitables en raison du manque d’eau, leurs habitants émigreront d’abord vers les régions pourvues en eau, exacerbant les tensions politiques et les sources de conflit. Éventuellement, ceux-ci traverseront les frontières du Yémen et subiront des migrations forcées : un rapide coup d’œil à la carte montre qu’ils iront plutôt vers d’autres États de la péninsule Arabique que vers la Corne de l’Afrique ou ailleurs.
La guerre va finir par s’arrêter. Il serait préférable pour le Yémen et les Yéménites d’appliquer immédiatement des politiques de gestion durable de l’eau, mais il est peu probable que cela puisse avoir lieu tant que ses dirigeants sont préoccupés par le pouvoir, les conflits et la corruption. (...)
Afin d’instaurer une gestion durable de l’eau au Yémen, ses dirigeants et sa population doivent adopter des stratégies innovantes, abandonner l’approche néolibérale et la remplacer par des mécanismes donnant avant tout la priorité aux besoins de l’ensemble de la population en eau potable et domestique, et ensuite aux besoins du bétail. S’il reste suffisamment d’eau après avoir couvert ces besoins, il est possible d’avoir recours à une irrigation supplémentaire pour des cultures à haute valeur ajoutée. Sur ce point, une nouvelle approche accordant la priorité aux petits propriétaires terriens plutôt qu’aux plus riches devrait être adoptée. (...)