
De plus en plus de centres de recherche sont soumis à un régime administratif spécial, qui conditionne leur accès à une autorisation. Les refus – jamais motivés – sont de plus en plus nombreux.
Ada* aurait dû commencer le 3 mars son travail postdoctoral au Laboratoire bordelais de recherche en informatique (LaBRI). Mais quatre jours plus tard, alors qu’elle s’étonne de n’avoir toujours pas signé son contrat, un couperet imprévu tombe : l’accès au laboratoire lui est refusé.
Le LaBRI est en effet classé zone à régime restrictif (ZRR). On ne peut y pénétrer sans l’accord du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et ce dernier a donné un avis défavorable, sans motivation.
C’est cette décision – exceptionnelle pour une personne de nationalité française – qu’Ada contestait pour « excès de pouvoir » jeudi 15 mai devant le tribunal administratif de Bordeaux. L’affaire a été mise en délibéré. (...)
Les zones à régime restrictif ont été créées par un arrêté du 3 juillet 2012 relatif à « la protection du potentiel scientifique et technique de la nation ». Lorsqu’un laboratoire est classé en ZRR, il devient impossible d’y accéder sans autorisation du chef d’établissement, lequel est tenu de suivre l’avis rendu par le haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Quatre risques justifient l’interdiction de pénétrer dans une ZRR : l’atteinte aux intérêts économiques de la nation ; le renforcement d’arsenaux militaires étrangers ; la prolifération d’armes de destruction massive ; le terrorisme.
L’impact environnemental de l’intelligence artificielle (...)
Ada ne rentre dans aucune de ces catégories. Elle est de nationalité française. Son casier judiciaire est vierge. Elle ignore ce qui lui est reproché, réduite aux suppositions. Sa participation aux manifestations contre la réforme des retraites en 2023, durant lesquelles il lui arriva d’être prise dans une nasse policière ? Ses engagements écologistes au sein de divers collectifs, comme l’Atelier paysan ?
L’itinéraire intellectuel d’Ada est en cohérence avec son engagement. Sa thèse de doctorat, soutenue fin 2024, comprend deux parties distinctes, correspondant à l’évolution de sa réflexion en cours de thèse : la première de mathématiques, sa formation d’origine ; la seconde d’analyse du rôle politique du numérique inspirée de la philosophie critique des technologies. (...)
Le postdoctorat qu’elle aurait dû commencer à Bordeaux prolongeait cette réflexion par un travail de sociologie des controverses sur l’impact environnemental de l’intelligence artificielle.
Ada ne s’attendait absolument pas à se voir, de fait, interdite de laboratoire. (...)
Elle est à présent au chômage, et ses droits expireront bientôt.
Sollicité par Mediapart, le directeur du LaBRI renvoie prudemment vers le service de presse de l’université de Bordeaux, une des tutelles du laboratoire, qui se montre quelque peu gêné. (...)
même à l’issue de l’audience, l’université reconnaissait ne pas savoir encore totalement ce qui est imputé à la jeune chercheuse. « Ces dispositifs sont volontairement flous et opaques, dans le but d’empêcher les personnes mises en cause de se défendre, puisqu’elles ignorent ce qui leur est reproché », observe Ada. (...)
Et depuis l’arrêté du 24 octobre 2024, certaines sciences humaines et sociales sont également concernées. On voit pourtant mal en quoi des recherches en psychologie comme les « sciences et techniques des activités physiques et sportives » ou encore l’ergonomie devraient être protégées d’un risque d’espionnage.
Dans le même temps, les refus d’accès sont devenus de plus en plus fréquents : 1,7 % jusqu’en 2019, 2,7 % en 2023 selon les rapports parlementaires précédemment cités… et 7 % en 2024 pour les 6 000 demandes d’accès gérées par le CNRS, d’après les chiffres communiqués à Mediapart par l’organisme, qui n’a pu nous préciser le nombre, parmi eux, de ressortissant·es français·es. (...)
Pour Baptiste Pagnier, de la CGT des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, « il y a beaucoup de refus à bas bruit, concernant très majoritairement des étrangers. Les contestations en justice sont peu nombreuses, et rarement gagnantes ».
Christine Buisson, de SUD Recherche, estime que « l’extension des ZRR pose un problème de conditions de travail, parce qu’elle génère des complications pour les recrutements, même de stagiaires, avec des refus réguliers qui perturbent le fonctionnement des laboratoires déjà contraints de recruter beaucoup de précaires ».
Les deux syndicats ont fait parvenir au tribunal administratif de Bordeaux des mémoires en intervention, au côté de la Ligue des droits de l’homme et de l’Assemblée des directions de laboratoire, elle aussi inquiète des contraintes administratives et des atteintes aux libertés académiques que portent en elles les ZRR.
Tous estiment que la confirmation par le tribunal administratif de l’interdiction faite à Ada d’accéder à son laboratoire postdoctoral créerait un précédent extrêmement grave.