
Duralex, le producteur du célèbre verre incassable, a échappé à la fermeture et appartiendra à ses salariés à partir du 1er août. Sur place, l’enthousiasme domine, malgré la conscience des défis colossaux à relever.
« Nous sommes aux anges, mais il y a du boulot. » Devant une salade César « sans salade », le directeur général de Duralex, François Marciano, hésite entre le délice et la trouille. En un mot, il est fébrile. Le 26 juillet, le tribunal de commerce d’Orléans a tranché : Duralex va devenir une société coopérative ouvrière de production (Scop). Dès le 1er août, la société mythique de verre trempé appartiendra à ses salariés, qui plébiscitaient le projet à 60 %. Désormais, Marciano et ses équipes se trouvent au pied de la montagne. Et un peu en tongs, semble-t-il, au vu des enjeux faramineux que représentent la reprise et le maintien à flot d’une usine de cette envergure. (...)
La reprise par les salariés est activement soutenue par la métropole d’Orléans, qui a prévu d’acheter le site de l’usine, son four et ses prairies occupées par des chevaux, pour une somme évaluée entre 5 et 8 millions d’euros. Dans le dossier consulté par Reporterre, le maire d’Orléans, Serge Grouard, ex-LR, qui n’a pas pu répondre à nos questions, s’engage « avec tout son soutien » à « acquérir le bâti foncier, se porter garant d’emprunts et contribuer aux gains de productivités, notamment sur le sujet de l’eau et de l’énergie ». Un geste censé convaincre les banques de financer le projet. Le dossier comprend aussi des lettres de soutien de la Caisse d’épargne ou du Crédit agricole, mais encore aucun prêt à ce jour. De son côté, la région Centre-Val de Loire double l’apport au capital des salariés à ce jour, environ 120 000 euros.
2,5 millions d’euros par mois de coûts de production (...)
Marciano a voulu tenir la baraque et impliquer l’ensemble des salariés dans un projet de coopérative, d’autant que son poste était directement menacé. « C’est une idée séduisante sur le papier, mais qui ne tiendra pas », estime pour sa part le délégué CGT de l’usine, François Dufranne, depuis ses vacances. D’après lui, la Scop n’a pas les reins assez solides pour viser l’équilibre. (...)
Le syndicaliste est plus que circonspect : depuis une vingtaine d’années, Duralex enchaine les galères et ne s’en remet jamais tout à fait. Entre repreneurs margoulins, actionnaires désintéressés, explosion des coûts de l’énergie, inflation, récession du secteur, chômage partiel… les embûches et défis sont multiples. (...)
De fait, si le tribunal de commerce a attribué aux salariés le pilotage de l’usine, elle n’a, à ce stade, pas un sou en poche pour redémarrer, hormis un stock de 40 000 palettes d’articles, valorisé à un peu moins de 4 millions d’euros par le tribunal. (...)
Même en repartant à zéro — les dettes ont été balayées —, l’usine doit trouver un fonds de roulement important : c’est un petit gouffre financier qui engloutit 2,5 millions d’euros par mois, rien qu’en coûts de production. Entre le four qui carbure non-stop, la masse salariale des 226 salariés, les 6 à 7 camions hebdomadaires chargés de 30 tonnes de sable de Fontainebleau, les cartons et emballages, la maintenance… cette usine de 79 ans a un coût de revient qu’il faut couvrir tous les mois. (...)
Ces montants figurent bien dans la tête de ceux qui soutiennent le projet de Scop. (...)
La tâche qui attend l’entreprise est immense : il faut retrouver des clients dans un monde devenu ultraconcurrentiel. « Nous allons innover, annonce fièrement François Marciano, en mentionnant l’exemple du verre à whisky le Spirale, que nos actionnaires n’ont pas voulu sortir en France. » « Nous allons profiter de l’ère du vrac, développer le design en interne, reconquérir des appels d’offres de l’Éducation nationale, par exemple. (...)
Pour y parvenir, l’usine compte sur ses salariés, certes, et aussi sur son four, un bestiau qui souffle 24 h/24 et 7j/7 depuis sept ans, soit 61320 heures de fonctionnement continu. (...)
À l’heure actuelle, une seule des cinq lignes de production fonctionne. Sur son tapis roulant, les boules de verre en fusion dégringolent dans des moules pour devenir des bols Opaline. La cadence est soutenue — 80 unités par minute — mais l’usine fleure bon l’ennui. Elle est vide, pas seulement parce que c’est l’heure des vacances, mais aussi parce que « les commandes ne sont pas là », dit un salarié qui reconditionne des verres à la main dans des cartons. (...)
Comment inscrire l’usine mythique Duralex dans le temps long alors que l’usine est énergivore et qu’elle produit ce dont nous n’avons peut-être plus besoin ? Par le passé, l’usine électro-intensive a déjà été bien aidée par l’État. (...)
Peut-être qu’il est temps de se demander ce que des usines électro-intensives destinées aux arts de la table peuvent apporter au monde d’aujourd’hui ? Peut-être que la planète dispose d’assez d’assiettes, de fourchettes et de verres ? Peut-être que la concurrence venue d’Asie ou de Turquie défavorise Duralex. Peut-être que l’inflation qui pousse les gens dans les bras du low cost n’aide pas à écouler des produits Made in France dont, pourtant, tout le monde réclame la présence. (...)
Quand, en 2021, La compagnie du verre, déjà actionnaire de Pyrex, a repris l’affaire et renfloué l’usine, l’achat a intrigué dans le milieu. « Était-ce pour supprimer la concurrence et sacrifier Duralex ? On se le demande encore, dit un responsable syndical national. Pyrex est sur le même segment, il vend ses produits notablement plus cher et, surtout, il était lui aussi victime de la crise. » Comme une suspicion de sabordage industriel dans l’air. (...)
À la Fédération chimie et énergie de la CFDT, le changement de gouvernance et d’actionnariat est suivi avec précaution : « Toute la filière verrerie est en difficulté », dit Philippe Schmitt, délégué de la section qui joue la courroie de transmission entre chambres patronales, entreprises et syndicats. Sa vision globale du secteur lui impose la prudence. (...)
Opposant interne principal au projet de la Scop, le délégué CGT François Dufranne attend de voir : « Tout ce que je leur souhaite, c’est de tenir leurs engagements. Il n’y a plus qu’à voir ce qu’ils sortent. » Et de savoir si la scop Duralex pourra maintenir sa réputation incassable.