
Alors que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, affirme se tenir aux côtés d’Israël, certains de ses concitoyens proclament leur soutien à Gaza et tentent des analogies entre leur pays et la Palestine. Entretien avec la chercheuse franco-ukrainienne Daria Saburova.
Daria Saburova est une chercheuse en philosophie franco-ukrainienne, membre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine et du groupe de solidarité Ukraine-Palestine. Elle est une des personnes à l’initiative d’une tribune ukrainienne de solidarité avec le peuple palestinien signée par plus de 300 chercheurs et chercheuses, activistes et artistes, publiée initialement dans la revue ukrainienne Commons et traduite dans Le Club de Mediapart. Entretien.
Mediapart : Gaza aujourd’hui, est-ce vraiment Marioupol hier ? (...)
Daria Saburova : (...) Marioupol, comme Gaza, sont des villes assiégées par une armée puissante, qui les bombarde en permanence. À Marioupol, on estime que 90 % des immeubles ont été détruits pendant les trois mois de siège et de bombardements.
(...) on estime la fourchette des personnes tuées entre 25 000 et 50 000, pour une ville peuplée de 450 000 habitants avant la guerre et de 300 000 au moment où le siège a débuté. (...)
De la même façon que l’armée israélienne a annoncé l’ouverture de couloirs humanitaires et bombardé des zones prétendues « sûres », l’armée russe ne respectait pas non plus les couloirs humanitaires qui avaient été négociés, ni à Marioupol ni dans la région de Kyiv ou à d’autres endroits.
Et à Marioupol comme à Gaza, la guerre menée ne respecte aucune des lois censées la régir. À Gaza, les enfants meurent par milliers dans des bombardements sur des hôpitaux, des écoles… À Marioupol, on se souvient des bombardements sur une maternité, mais aussi sur le théâtre où étaient réfugiés de nombreux enfants, une présence indiquée par des signes visibles. (...)
Plus généralement, les analogies, si on se place d’un point de vue scientifique, ne sont pas très intéressantes. Les contextes et les histoires sont trop différents. L’analogie entre la situation ukrainienne et la situation palestinienne a toutefois un intérêt stratégique et politique, car il s’agit de deux agressions coloniales d’extrême violence qui se déroulent simultanément sous nous yeux, et que les intérêts géopolitiques des diverses puissances impérialistes semblent opposer. C’est de ce point de vue que nous avons intérêt à mettre en avant les éléments communs pour essayer d’impulser des solidarités par en bas.
Dresser un parallèle entre la situation ukrainienne et la situation palestinienne tient aussi à notre responsabilité de dénoncer l’hypocrisie occidentale, et l’intérêt qu’ont en particulier les États-Unis à défendre l’Ukraine, comparé au refus de soutenir la Palestine. Symétriquement, il est aussi de notre responsabilité de dénoncer l’hypocrisie de l’Iran, qui soutient la Palestine mais fournit des drones pour attaquer l’Ukraine et mène une répression féroce des mouvements de contestation sur son propre territoire, comme nous l’avons vu très récemment avec le soulèvement « Femme, vie, liberté ». (...)
Dans tous les cas, ce qui est à l’œuvre, c’est une logique campiste, où les puissances impérialistes, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Russie ou de l’Iran, soutiennent de manière cynique les causes qui servent les intérêts de leurs classes dirigeantes sans se soucier ni de leurs propres classes populaires ni des peuples qu’elles prétendent soutenir ici ou là (...)
j’ai été choquée et déçue par la manière dont le gouvernement ukrainien a réagi en soutenant le droit inconditionnel d’Israël à se défendre. Il ne faut certes pas attendre du gouvernement et de l’État ukrainiens davantage que ce qu’on peut attendre d’autres États. Les États prennent leurs décisions de façon instrumentale. Il est très clair que la position de l’Ukraine sur ce qui se passe à Gaza est déterminée par des considérations pragmatiques et géopolitiques.
Mais cela ne veut pas dire que nous, en tant que membres de la société ukrainienne, mais aussi en tant que militants et militantes anti-impérialistes, devions renoncer à pousser le gouvernement à prendre une position différente de celle qu’il adopte. C’est la raison de la tribune de soutien aux Palestinien·nes que nous avons lancée avec des centaines de militant·es, intellectuel·les, artistes et membres de la société civile ukrainienne. (...)
Il faut noter que les déclarations de Zelensky, sans être remises en cause, sont nuancées par l’administration ukrainienne elle-même. Lors du vote de l’ONU sur la proposition jordanienne [le 27 octobre, en faveur d’une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue » – ndlr], l’Ukraine s’est abstenue, alors que les États-Unis ont voté contre. Pour les signataires de notre lettre, cette abstention est insuffisante, mais elle montre toutefois que l’alignement n’est pas total. (...)
Le principe du respect de l’intégrité territoriale a poussé, dernièrement, l’Ukraine à soutenir l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, alors même qu’il s’agit d’un nettoyage ethnique. Cela ne veut pas dire que la classe dirigeante ukrainienne ne comprend pas ce que vivent les Arménien·nes, mais politiquement, et en termes de droit international, domine le sentiment qu’il est impossible de lâcher quoi que ce soit sur le respect de l’intégrité territoriale.
J’ai l’impression que la logique de la diplomatie ukrainienne est la suivante : abandonner le principe d’intégrité territoriale reviendrait à lâcher la base objective des prétentions légitimes de l’Ukraine sur les territoires occupés, laissant libre cours aux justifications de l’invasion avancées par la propagande russe sur un prétendu nettoyage ethnique des populations russophones du Donbass par le gouvernement ukrainien depuis la révolution de Maïdan. (...)
Le consensus majoritaire en Ukraine est pro-israélien et la position propalestinienne demeure minoritaire. Mais c’est en grande partie parce que la situation est présentée de façon simpliste. (...)
J’aimerais éviter, dans le contexte que nous vivons, de créer une concurrence entre l’attention à la Palestine et l’attention à l’Ukraine. (...)
Je crains que l’Ukraine ne soit abandonnée par les gouvernements occidentaux qui semblent de plus en plus réticents à fournir une aide militaire à l’Ukraine dans des quantités suffisantes pour lui permettre de faire réellement face à l’armée russe, ne serait-ce que pour stopper la poursuite de l’occupation, et que la résistance ukrainienne soit oubliée par les mouvements de l’émancipation dans le monde entier. (...)
Enfin, que veut dire la position de non-alignement de La France insoumise ou celle du défaitisme révolutionnaire de certaines organisations d’extrême gauche qui, dans les deux cas, refusent de soutenir clairement la résistance ukrainienne, contrairement aux positions que ces mêmes organisations prennent sur la Palestine ? Le véritable internationalisme ne saurait être fondé sur des logiques campistes ou sur une solidarité sélective.
Lire aussi :
– (Club de Mediapart - accès libre )
Lettre ukrainienne de solidarité avec le peuple palestinien
« Notre solidarité vient d’un sentiment de colère face à l’injustice, et d’une profonde douleur de connaître les effets dévastateurs de l’occupation, du bombardement des infrastructures civiles et du blocus humanitaire ». Un collectif de chercheurs et chercheuses, artistes, militant·es politiques et syndicaux ukrainien·nes, apporte son soutien au peuple de Palestine. « Nous rejetons les déclarations du gouvernement ukrainien qui expriment un soutien inconditionnel aux actions militaires d’Israël ».
Nous, chercheurs et chercheuses, artistes, militant·es politiques et syndicaux ukrainien·nes, membres de la société civile, sommes solidaires du peuple de Palestine qui, depuis 75 ans, subit et résiste à l’occupation militaire israélienne, à la séparation, à la violence coloniale, au nettoyage ethnique, à la dépossession des terres et à l’apartheid. Nous écrivons cette lettre de peuple à peuple. (...)