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Mediapart
À Mayotte, le soupçon de vies sacrifiées après le cyclone Chido
#Mayotte #cyclone #catastrophe #migrants #immigration
Article mis en ligne le 24 décembre 2024
dernière modification le 23 décembre 2024

Les habitants de l’île, notamment dans les bidonvilles, totalement rasés, ont attendu une semaine avant d’être aidés. Un tel délai interroge, en cette journée de deuil national : l’État a-t-il tout mis en œuvre pour sauver des vies ?

Neuf jours après le passage dévastateur du cyclone Chido à Mayotte, et alors que la France a observé, ce lundi, une journée de deuil national, une question doit être posée : les autorités ont-elles tout mis en œuvre pour sauver les vies qui pouvaient l’être ? Autrement formulé : l’État français a-t-il laissé mourir des gens, et si oui, pourquoi ?

Selon le dernier bilan officiel du ministère de l’intérieur, Chido aurait fait 35 mort·es et 4 136 blessé·es, dont 124 en « urgence absolue ». Mais tout le monde s’accorde à dire que ce bilan n’est que provisoire. Le 15 décembre, trente heures après le passage du cyclone, le préfet de Mayotte, François-Xavier Bieuville, évoquait au conditionnel « plusieurs centaines de morts », peut-être « quelques milliers ».

Sur le terrain, les retours sont contradictoires : certains affirment que les habitant·es des quartiers les plus dévastés, des bidonvilles que l’on retrouve partout sur l’île, mais plus particulièrement en Petite-Terre et dans la périphérie de Mamoudzou, le chef-lieu, comptent peu de mort·es dans leur entourage, et qu’ils n’ont eux-mêmes pas vu de cadavres ; d’autres parlent d’une odeur insupportable de corps en putréfaction qui monte de ces quartiers, et s’étonnent du faible nombre d’hommes et de femmes qu’ils et elles y croisent. (...)

Une chose est sûre : personne, dans ces quartiers précaires constitués de maisons de tôle, n’a vu de secouristes dans les jours qui ont suivi la tempête. Sur les hauteurs de Kaweni, là où se trouverait le plus grand bidonville de l’île (on estime sa population entre 15 000 et 20 000 habitant·es), les premiers secours sont arrivés samedi dernier, soit au bout d’une semaine. Même constat dans les principaux bidonvilles de la zone : Cavani, M’tsapere, Doujani, Majicavo, ou encore La Vigie en Petite-Terre. Et cela ne vaut pas que pour les quartiers les plus touchés : dans de nombreux villages, il a fallu attendre plusieurs jours pour voir les premiers secours arriver.
L’étonnement d’Emmanuel Macron

Comment expliquer cette absence en dépit du message alarmiste du préfet et des images terrifiantes montrant l’état de dévastation de ces habitations ? « Si on craint des centaines voire des milliers de morts, pourquoi on n’envoie pas en urgence des secours, pour les compter, mais aussi pour essayer de sauver les survivants ? » se demande une assistante sociale de Petite-Terre qui a requis l’anonymat.

Emmanuel Macron s’en est lui aussi étonné jeudi, à son arrivée à Mayotte. Interpellé par la députée Estelle Youssouffa, qui parlait d’une « population ensevelie sous les décombres », et qui constatait qu’il n’y avait « pas de sauveteurs » et que « personne [n’avait] pu aller dans les zones totalement rasées », le président s’est tourné vers le préfet : « Personne n’est passé ? » « Pour l’instant on n’y est pas encore monté pour des raisons d’urgence sur les choses vitales », a répondu le haut fonctionnaire.

Dans un contexte de dégâts généralisés, les autorités ont visiblement préféré s’occuper en priorité des zones stratégiques, telles que l’aéroport, l’hôpital ou les centres de commandement des opérations, tous en partie abîmés par les vents. De nombreux abris (des écoles notamment) ont également été touchés par le cyclone, les routes ont été obstruées, et tous les réseaux (d’eau, de téléphonie et d’électricité) ont été coupés.

Des fonctionnaires qui ont requis l’anonymat rappellent que les communications étaient difficiles, voire impossibles, et que les déplacements étaient très compliqués. Pour autant, la question d’aller explorer ces quartiers entièrement rasés afin de sauver les survivant·es ou de récupérer les cadavres s’est-elle posée ? Et si oui, pourquoi rien n’a été entrepris ?

Sollicitée par Mediapart, la préfecture n’a pas donné suite à nos questions (...)

« C’est le bordel le plus complet, rien n’a été anticipé », souligne un ancien haut fonctionnaire qui a été en poste à Mayotte et qui suit les événements de près aujourd’hui (il a requis l’anonymat). Il rappelle que l’équipe dirigeante de la préfecture est en grande partie constituée de « nouveaux ». Le préfet, qui était auparavant sous-préfet dans le nord de la France, est arrivé en février. Son directeur de cabinet aussi. Le secrétaire général, lui, n’a pris son poste qu’au début de ce mois, en provenance du ministère des armées. Son adjoint a à peine plus de bouteille : il n’est arrivé qu’en juin sur l’île.

Mais cette relative méconnaissance du territoire, qui a abouti à des ratés dans l’aide apportée aux sinistré·es à partir de jeudi, ne peut pas expliquer la raison pour laquelle la priorité n’a pas été donnée aux secours dans les quartiers les plus meurtris.

D’autres sources évoquent le peu de moyens dont disposent les autorités sur place. (...)

Mais tout de même, pourquoi n’ont-ils pas été envoyés dans les quartiers les plus touchés ? (...)

Des questions sur le déploiement des forces

Pourquoi n’y a-t-on pas envoyé non plus les policiers et les militaires ? Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, avant le passage de Chido, la Police nationale comptait près de 770 agents sur l’île, et la gendarmerie 650. Le 16 décembre, la porte-parole de la gendarmerie nationale indiquait que 800 gendarmes étaient sur le terrain. Ils sont chargés de trois missions, précisait Laure Pezant sur France Info : « concourir aux secours », « éviter les troubles à l’ordre public [et] protéger les personnes et les biens », et enfin « reconnaître » et « dégager les axes ». Leur effectif a été porté à 1 200 les jours suivants (et à 850 policiers). Mais dans les bidonvilles et dans nombre de villages, personne ne les a vus « concourir aux secours ».

Le Détachement de la Légion étrangère de Mayotte (DLEM), fort de 300 soldats basés en Petite-Terre, aurait également pu participer aux secours, de même que les quelque 800 volontaires du Régiment du service militaire adapté (RSMA), qui est basé dans le centre de la Grande-Terre, à Combani. Sur les réseaux sociaux et dans les reportages, on les a vus distribuer de l’eau et de la nourriture à partir de vendredi. Mais avant, où étaient-ils ?

Outre les communications rendues quasi impossibles, des fonctionnaires évoquent la difficulté de se déplacer, notamment dans les bidonvilles : situés sur des collines escarpées, ils ne disposent pas de routes viables et sont donc inaccessibles pour les véhicules. Mais s’y rendre à pied n’est pas impossible. Le bidonville de Kaweni se trouve à un petit kilomètre à vol d’oiseau de la préfecture, et plus près encore de la principale caserne de pompiers. Quant au quartier de la Vigie, il est situé à quelques centaines de mètres seulement du camp militaire de la Légion étrangère.

Sécurité ou « négligence assumée » ? (...)

Une autre raison est avancée : la sécurité des secours. Les pompiers et les forces de l’ordre sont régulièrement pris à partie par des jeunes dans ces quartiers. « S’y rendre sans protection peut être dangereux », souligne un fonctionnaire.

Les habitant·es de ces quartiers, dont une majorité sont des Comorien·nes originaires des autres îles et dont beaucoup ne disposent pas de papiers français, ont-ils été sacrifiés par la France en raison de leur situation administrative ? (...)

Depuis des années, celles et ceux que l’on appelle « les clandestins » à Mayotte, qui vivent essentiellement dans les bidonvilles, font figure de « morts vivants » dont la vie ne compte pas, ou si peu aux yeux des autorités et des élu·es. « À Mayotte, la gestion de la migration révèle un nécropouvoir en ce qu’elle expose à la mort et détermine les conditions pour la vie en produisant l’illégalité d’une partie importante de la population de l’île », soulignait la chercheuse Nina Sahraoui dans un article publié en 2020. Elle évoquait notamment le cas des milliers de personnes qui ont péri dans la traversée entre Anjouan et Mayotte (70 km). (...)

S’il n’existe aucune donnée fiable sur le sujet, on estime à plus de 10 000 le nombre de personnes disparues dans ce bras de mer entre 1995 (date de mise en place d’un visa entre Mayotte et les autres îles de l’archipel) et aujourd’hui. Certains vont jusqu’à avancer le chiffre de 30 000. Mais ces morts, qui sont liées à la politique répressive mise en place depuis une trentaine d’années par la France, sont souvent évacuées par les pouvoirs publics. Comme si elles ne comptaient pas.

Et il pourrait en être de même avec Chido où, après n’avoir pas pu (ou essayé de) sauver des vies, l’État pourrait être tenté d’ignorer les morts. Depuis plusieurs jours, les autorités laissent entendre qu’on ne saura probablement jamais combien de personnes le cyclone a tuées, arguant notamment du fait que des enterrements clandestins ont probablement déjà eu lieu (...)

Encore une fois : on ne sait pas jusqu’à quel point l’État a failli. Mais le silence des autorités sur l’affectation des secours et les choix effectués est insupportable.